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hasards obscurs menait à l’aveugle ces masses d’hommes opposées à d’autres masses d’hommes, n’ayant plus entre elles d’autre fraternité que la mort. Son infime, sa totale impuissance lui étaient une souffrance aiguë ; à la longue, un jour indistinct se faisait en lui, mais coupé d’éclipses brusques, de ténèbres où il roulait de nouveau ; puis revenait la pâle aube mystérieuse : il ne pouvait rien à ce colossal conflit d’événemens et d’êtres, mais il pouvait quelque chose sur lui-même. Si minime, si borné que fût son champ d’action, c’était un petit univers qui lui appartenait en propre, et dont il connaissait certains chemins battus, certaines parties, dont d’autres lui demeuraient ignorées. Il savait que bien des coins étaient en friche, l’aube de ce jour indécis lui en révélait l’étendue, lui faisait pressentir tout un travail à faire. En même temps, avec une joie mêlée de surprise et d’hésitations, il croyait se découvrir des domaines nouveaux, et ce petit univers, plein de terres vierges et vastes, invisible à autrui, n’était autre que le commencement de la possession de soi. Jusqu’à présent il avait peu réfléchi, s’était laissé vivre, au courant tracé ; malgré sa sensibilité vive, il n’avait pas souffert, enfant, jeune homme, du contact de ses camarades, de ses égaux, de ses supérieurs. Nature heureuse, et de plus trouvant le nid construit, l’aisance assurée, jouissant de l’existence comme d’un héritage, côte à côte avec Marie, il n’avait qu’à suivre la pente facile, dans la régularité de son labeur, l’épanouissement de leur destinée. Et voilà que d’un coup tout s’abattait autour de lui comme un décor de théâtre ; il se trouvait aux prises avec des circonstances inouïes, d’impérieux devoirs ; pour seul horizon, ce soir, dans cette insomnie de fièvre aux avant-postes, l’angoisse de l’inconnu, la crainte de la mort… La mort ? Naguère, elle ne lui apparaissait que comme un improbable accident, ou le terme d’une lointaine vieillesse. Mais, demain, il allait se battre, et il avait beau secouer le cauchemar terrible, il en revenait toujours à ce saisissement, la mort, qui d’un instant à l’autre pourrait fondre sur lui, le séparer à jamais de Marie, des siens. L’abîme lui semblait d’autant plus noir que, malgré son éducation religieuse, il gardait un doute, dont il s’était jusqu’alors accommodé, mais qui le torturait à cette minute. La survie ? Elle ne s’imposait pas à sa raison. Cependant ne jamais revoir sa femme, son cœur ne s’y pouvait résoudre. Il s’en rejetait plus violemment dans l’amour de la vie, dont les sources chaudes bouillonnaient en lui. Comme