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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

où, deux ans auparavant, Marie, convalescente après une crise d’anémie, aimait à se promener au soleil. Ils revirent le kiosque de chaume et ce jour où, rêveuse, il l’avait surprise, d’une arrivée brusque. Elle se levait en sursaut, si jolie avec l’ombre mouvante des feuilles sur son chapeau de roses et son visage empourpré. Ils firent le pèlerinage de tous ces lieux où leur moi de jadis, ces frêles enfans qu’ils n’étaient plus et dont ils gardaient avec attendrissement l’image vivante, avaient passé, pleuré, souri. Là, sous ce châtaignier centenaire, le gros chagrin qu’elle avait eu pour une poupée cassée ! Et l’épagneul de cousin Maurice, Tom, aussi gros qu’elle, qui de sa large langue lui léchait la face, en guise de consolation ! Plus loin, dans ce petit bois de saules, il venait lire des heures entières ; elle incarnait pour lui toutes les héroïnes. La bonne mousse épaisse où, couché de son long, il avait dévoré en cachette Paul et Virginie ! Il se grisait d’aventures lointaines, d’exploits fabuleux. Oh ! les savanes merveilleuses, le vent des pays inconnus !… Ces arbres, ce gazon, l’ovale glauque de l’étang dans son cadre de nymphéas et de roseaux, l’odeur de la terre, ce soir plus pénétrante que jamais, ce relent de feuilles mortes et d’humus, tout leur parut avoir une signification nouvelle. Ce décor, où tant d’eux était lié par des fils invisibles, se mêlait à leur âme, d’une communion si profonde qu’il en recevait une insolite magie, un frémissement de vie insoupçonnée encore.

Le soleil descendait au-dessus des massifs rougis, dans l’air vaporeux, la poussière dorée de l’automne ; ils revenaient à la terrasse, au spectacle accoutumé des couchans de feu, des nuages mirés en îles vermeilles dans l’eau tranquille de la Loire. Ils étaient seuls. Ils s’accoudèrent aux balustres, emplissant leurs yeux du tableau familier ; à gauche, de l’autre côté de l’avenue, derrière les hêtres jaunissans, les toits d’ardoise du village ; plus bas, séparé par la route, le groupement des dernières maisons de Charmont, jusqu’à la berge ; en avant, les grasses prairies du château, semées de noyers, le fleuve sablonneux, l’horizon bleuâtre où se fondait la silhouette d’Amboise ; à droite, à perte de vue, l’étendue des champs, des vignes et des bois, tout le fertile domaine dont le grand-père Réal était fier, ce sol qui leur semblait une chose animée, une si grande part d’eux-mêmes. Une sereine impression de silence et de recueillement flottait dans l’air lumineux.