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dans la conception shakspearienne du drame libre le point d’appui qu’il fallait à sa littérature pour secouer le joug de la « dramaturgie » française. De telle sorte que ce n’est pas assez de dire que Shakspeare, mieux connu, a rendu à la littérature anglaise conscience d’elle-même, mais il faut ajouter que son influence n’a pas été moins grande sur la formation de la littérature allemande. Et pour Edmond Spenser, il est bien vrai qu’aujourd’hui même, ailleurs qu’en Angleterre, et en Amérique, on ne le connaît guère[1] ; mais son rôle n’a pas moins été capital dans la formation de ce que l’on pourrait appeler l’idéal romantique anglais ; et ainsi, d’une manière indirecte, comme précurseur du romantisme, l’influence européenne de l’auteur de la Reine des Fées n’a guère été moins considérable que celle de Shakspeare. Ces indications, que je donne en passant, auraient besoin d’être vérifiées, précisées surtout et suivies dans leurs conséquences. Mais en ce qu’elles ont de plus général, je les crois justes ; et ce qui ne contribue pas médiocrement à me les faire croire telles, c’est la facilité même de la liaison qu’elles nous permettent d’établir entre le rôle de la littérature anglaise et celui de la littérature allemande.

De même qu’en effet, au XVIe siècle, le ferment grec, si l’on osait se servir de ces expressions un peu techniques, avait fait lever ce qu’il y avait dans le génie latin de forces devenues comme oublieuses d’elles-mêmes, ainsi, dans les dernières années du XVIIIe siècle, le ferment britannique a dégagé du génie allemand ce qu’il contenait de fécondité latente et de germes inutilisés. En tant qu’européennes, les origines de la littérature allemande sont critiques… et britanniques. S’il y a une littérature allemande, c’est d’abord que Lessing l’a voulu[2] ! Mais sa volonté n’y eut sans doute pas suffi, et il y fallait de plus la révélation des affinités du génie allemand avec le génie anglais. Aucune littérature moderne n’est sortie, pour ainsi parler, de son fonds. La littérature allemande en est un curieux exemple. Le problème

  1. Tout ce que nous savons d’Edmond Spenser en France, c’est ce que Taine en a dit dans son Histoire de la Littérature anglaise, et il ne lui a pas mesuré son admiration. Mais sur le rôle de Spenser dans la formation de l’idéal romantique anglais, on consultera : The beginnings of the English romantic movement, par H. W. L. Phelps, in-8o ; Boston, 1893, Ginn, et A history of English romanticism in the XVIIIth century, par H. Henry Beers, in-8o ; New-York, 1899, Henry Holt.
  2. Histoire des Doctrines esthétiques et littéraires en Allemagne, par M. Émile Grucker, t. II ; Lessing et son Époque ; Paris, 1896, Berger-Levrault.