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littérature européenne, et les caractères « nationaux » ne m’en semblent pas encore assez déterminés. Non pas, on l’entend bien, que j’en méconnaisse l’originalité ! Nul n’admire plus que nous Ibsen ou Tolstoï ! Je dis seulement que je ne vois pas encore très bien ce qu’Anna Karénine ou le Canard sauvage ont de spécifiquement russe ou norvégien, et on se rappelle que dans cette esquisse d’une histoire de la « littérature européenne, » c’est là, pour nous, le point essentiel. Littérairement, je ne considère comme européen que ce qui a enrichi l’esprit européen de quelque élément demeuré jusqu’alors « national » ou « ethnique. »

Mais ce qu’en tout cas je voudrais qu’on eût vu, c’est qu’à se représenter ainsi la « littérature européenne, » le cadre en a été comme tracé par l’histoire, et il n’y aurait qu’à le remplir. Si quelques-uns des caractères que j’ai cru pouvoir assigner aux cinq grandes littératures que l’on peut appeler dès à présent classiques en leur genre paraissent discutables, douteux ou controuvés, on n’a qu’à les mieux définir, et, ainsi qu’il sied, je consens qu’on y ait peu de peine. Mais ce que je voudrais que l’on reconnût, c’est la situation respective de ces cinq grandes littératures à l’égard les unes des autres ; c’est la courbe de l’évolution de la littérature européenne à travers l’histoire de ces littératures ; et c’est enfin l’identité de ce genre de recherches avec celles qui font l’objet essentiel de la « littérature comparée. » C’est ce que je vais essayer de montrer par un autre exemple, en renversant maintenant le problème, et au lieu de descendre, comme j’ai fait tout à l’heure pour la tragédie, des origines européennes d’un genre à sa nationalisation, en remontant de sa nationalisation à son origine européenne.


V

Considérons donc le roman anglais du XVIIIe siècle, celui de Daniel de Foë, — dans l’œuvre duquel, on le sait, Robinson Crusoé n’est qu’une rencontre, un accident heureux, comparable sous ce rapport à Manon Lescaut dans l’œuvre de notre abbé Prévost ; — le roman de Richardson : Paméla, Clarisse, Grandisson ; celui de Fielding : Tom Jones, Amélia, qui ne voulait être qu’une dérision ou une parodie du roman de Richardson, mais qui en est devenu le prolongement ; le roman de Smollett encore, et après