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Il se pourrait, a-t-il écrit, que « la grande puissance géniale consistât à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité, à laisser le monde faire tout, et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée ; » et il l’a écrit à propos de Shakspeare, c’est-à-dire, et sans doute, à propos de l’un des plus prodigieux « inventeurs » qu’il y ait jamais eu dans l’histoire d’une littérature. Il avait raison ; et précisément, c’est ce que l’histoire comparée des littératures démontrera plus clair que le jour. On ne crée point en littérature, ou du moins le mot de créer n’y saurait avoir le sens ambitieux que lui donnent précisément ceux qui ne connaissent que la littérature de chez eux. On ne crée point surtout de rien, ex nihilo, comme disent les philosophes ; et au contraire, si l’histoire comparée des littératures établit quelque chose en ce point, c’est qu’aucune invention n’est vraiment une invention, et une invention féconde à son tour, qui ne se greffe, pour ainsi parler, sur quelque chose d’existant. Ainsi, chez nous, l’invention de La Fontaine, qui n’a créé le sujet que d’une douzaine peut-être de ses Fables, lesquelles n’en sont point les meilleures ; et ainsi l’invention de Racine, qui semble avoir mis une sorte de coquetterie moqueuse à ne porter sur la scène presque aucun sujet que l’on n’y eût mis avant lui. Non seulement Racine n’a inventé ni Mithridate, ni Iphigénie, ni Esther, mais on avait mis avant lui sur la scène française, et en vers français, Esther, Iphigénie et Mithridate. Et, à vrai dire, c’est surtout au théâtre, ou plus généralement dans le domaine de la fiction, qu’il n’y a rien de plus méprisable qu’un fait. L’invention ne consiste donc point du tout à en imaginer, mais à s’emparer, je peux dire, de ceux qui existent, pour y mettre sa marque, la marque de sa race, — made in England, made in Germany, — celle de son temps, et, quand on le peut, celle de son individualité.

La vraie définition du style est voisine de celle de l’invention, et c’est encore l’histoire des littératures comparées qui nous l’apprend. Personne aujourd’hui ne croit, je l’espère, ni n’enseigne donc plus, que le style se superposerait en quelque manière à la pensée comme un vêtement se superpose au corps, et bien moins qu’il ait pour objet d’orner, de parer, ou de brillanter le discours. « En pensant bien, il parle souvent mal, » a-t-on dit de Molière ; et deux siècles écoulés depuis lors ont éloquemment témoigné que, s’il y a dans cette antithèse quelque semblant de vérité, ce