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entrevu avec les yeux des humbles et des braves gens. Tout ce qu’il y a de grâce dans l’évangile du lotus, de mélancolie dans son pessimisme, de tendresse dans son désespoir, les Japonais en ont précieusement parfumé leur intimité, embaumé leurs vertus. Leur idolâtrie aux masques chinois n’a pas trop alourdi leur rêve. Ses superstitions grimaçantes ont des pieds légers qui ne meurtrissent point les cœurs. Un air doux et limpide circule autour de leurs autels. J’oublie l’horrible face du dieu Emma, pour me rappeler que ce roi des Enfers laisse un ou deux jours par an respirer les damnés. Il lui sera tenu compte de ces deux jours sur toutes les terres et dans tous les ciels ! Et je ne me sens pas le courage de ne pas aimer la Kwannon au beau visage et aux yeux tristes, la Kwannon si chastement drapée, la divinité la plus populaire, la déesse de la Commisération.


IV

Shintoïsme et bouddhisme influèrent forcément l’un sur l’autre. Le shintoïsme tempéra l’ivresse bouddhiste et retint les Japonais aux pentes funèbres où d’autres peuples roulèrent. Son culte de la patrie leur fut une ancre dans la fuite éternelle de l’univers. Le bouddhisme corrigea l’indigence et la rusticité du culte primitif. Les deux religions se firent souvent, dans le même temple, des concessions réciproques, l’une se relâchant de sa simplicité campagnarde, l’autre de sa pompe voluptueuse et nostalgique. Ce fut l’alliance du savetier et du financier. Le financier y perdit un peu de sa tristesse, le savetier un peu de son entrain.

Mais bouddhisme et shintoïsme, que deviennent-ils dans la subite irruption des idées occidentales ? Les découvertes de l’Europe infirment les concepts du shinto. L’active trépidation de la vie moderne dérange l’idéal du bouddhisme. La foi des Japonais n’est plus d’accord avec leur nouvel état. L’harmonie religieuse de l’empire est rompue. Que la science européenne s’amuse à retrouver des pressentimens de vérité dans les symboles topiques d’un vieux culte et des intuitions prodigieuses dans la métaphysique hindoue, ces divertissemens n’empêchent pas que notre civilisation par son indépendance à l’égard du passé, son respect de l’individu, ses progrès industriels, ses convoitises, ses instincts démocratiques et l’insolence de sa ploutocratie, ne contredise brutalement les principes de la société japonaise et n’en déchire