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tourner la formidable position. Les Grecs firent alors un grand massacre des Bulgares, et Samuel ne dut la vie qu’au dévouement de son fils. Quinze mille des vaincus tombèrent entre les mains de l’empereur. Les chroniqueurs byzantins racontent qu’il fit crever les yeux à tous, sauf à un captif par centaine, qui, simplement borgne, se chargerait de conduire les aveugles à leur souverain. Quand cette effroyable procession parvint à la forteresse de Prilep, où s’était réfugié Samuel, le vieux tsar en éprouva un tel saisissement qu’il tomba à la renverse. Il mourut deux jours après.

M. Schlumberger voudrait pouvoir douter de la véracité du récit byzantin. Assurément ce récit a un air de légende : on l’a déjà lu dans d’autres annales. Mais il ne faut pas oublier qu’à Byzance même, comme dans la Chine d’aujourd’hui, on était prodigue de supplices atroces, et que celui de l’énucléation des yeux était fréquent, surtout entre compétiteurs au trône et même entre membres de la famille impériale. Sous le vernis d’une civilisation raffinée, la férocité asiatique cohabitait avec la dureté romaine. D’ailleurs Asparuch, Krum, Siméon, Samuel, avaient-ils été des conquérans si doux ? En notre siècle même, à la lumière de la publicité européenne, un empire chrétien, qui rappelle à beaucoup d’égards celui de Byzance, n’a-t-il pas vu s’accomplir une action non moins abominable que celle que les chroniqueurs grecs attribuent à leur souverain ? Après l’écrasement de l’armée italienne à Adoua, le 1er mars 1896, douze cents (quatre cents suivant d’autres témoignages) de ses askaris ou soldats abyssins tombèrent aux mains des vainqueurs. Quand le conseil de guerre délibéra sur la peine applicable à leur prétendu crime de trahison, l’empereur Ménélik, assure-t-on, se prononça pour une sentence relativement humaine ; l’impératrice Taïtou exigea l’application intégrale de la peine édictée par la loi. En conséquence, les askaris prisonniers subirent une mutilation atroce : à chacun d’eux, avec de mauvais coutelas, on amputa la main droite et le pied gauche. La plaine voisine d’Adoua fut couverte de débris humains. Les trois quarts des suppliciés succombèrent soit à leurs blessures, soit-au tétanos. Le plus petit nombre fut recueilli par les soins des Italiens. On estimera sans doute que l’empereur chrétien du Xe siècle peut invoquer, à titre de circonstances atténuantes, les cruautés commises par l’empire chrétien du XIXe.

Dans les deux cas, la raison d’État semble l’avoir emporté