Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
494
REVUE DES DEUX MONDES.

plateau de Villiers et au Four-à-Chaux, la division Susbielle renforce les divisions Berthaut et Malroy. De nouvelles pièces crachent ; il passe d’incessantes volées d’obus ; vis-à-vis, l’artillerie de réserve allemande, des hauteurs de Cœuilly et de Villiers, répond sans relâche. Deux heures.

C’est l’instant suprême, à Champigny.

Quatorze batteries le bombardent. La division Faron, rivée aux murs qui chancellent, résiste au troisième effort désespéré de l’ennemi qui, depuis onze heures, a fait avancer une nouvelle division. Les soldats sont rendus, exaspérés. On s’est battu, on se bat avec une sauvagerie héroïque ; les sapeurs trouent les murs à mesure, on progresse ; ce n’est pas maison par maison, c’est chambre par chambre qu’on regagne le village ; les coups de feu claquent dans la figure, la baïonnette cloue, la crosse broie. On tue, on tue, dans l’acre fumée, l’odeur de poudre, l’explosion des obus, qui font sauter les toits, pleuvoir poutres et moellons. Le soleil rayonne. Les quelques habitans, qui restent blottis dans cette fournaise, contemplent, hagards, leurs ruines.

De l’autre côté de la Marne, à quelques centaines de mètres, l’artillerie du général Favé, malgré l’ordre du Gouverneur, reste silencieuse. Ducrot envoie son sous-chef d’état-major, le lieutenant-colonel Warnet, qui ne peut rien obtenir ; le général Favé n’en veut agir qu’à sa tête. Devant cette inertie, Ducrot lui renvoie Warnet, chargé de prendre le commandement ; mais, Favé, éludant l’humiliation méritée, se décide à avancer trois batteries, qui font un simulacre de tir. Le moment efficace est passé.

Des deux côtés la lassitude vient. Au Four-à-Chaux, Français et Prussiens, à cinquante mètres, restent face à face, hypnotisés dans une attente hébétée et tragique : ceux-ci sourds à la voix de leurs officiers qui les poussent, les frappent, les injurient ; ceux-là criant : « À la baïonnette ! » sans tirer. Il est trois heures. Seuls désormais les canons tonnent. La grande voix des forts s’élève. Toutes les réserves donnent, mêlant leurs tonnerres dans un formidable déchaînement qui peu à peu fait taire l’artillerie allemande. L’ennemi est rejeté de partout. On reste maîtres des positions. Stérile succès, qu’une retraite suivra. Graduellement le feu s’éteint, le silence tombe, avec le crépuscule. Le soleil s’est couché dans des nuées rouges, puis violettes. Les silhouettes noires de Cœuilly et de Villiers se fondent, disparaissent ; le froid, oublié durant la fièvre du combat, dégrise et mord. La nuit vient.