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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Il faisait sombre, ce matin-là, au village de Faverolles. Un jour couvert enténébrait la cour, où les hommes s’agitaient autour du café, de leurs sacs. M. de Joffroy montra le ciel gris : « Un temps de neige ! » Devant le puits blanc de glace, Verdette et Neuvy battaient la semelle. Eugène s’avança jusqu’à la porte de la ferme, regarda la route où des tringlots attelaient des voitures, et sous un auvent, Seurat, qui, dans un groupe de sergens-majors ou fourriers, copiait des ordres dictés par un capitaine. Le bruit lointain des charrois montait toujours des routes sonores, l’armée était en marche, ils ne tarderaient pas à bouger. Seurat, d’un air satisfait, le crayon à l’oreille, vieille habitude de commis, — approcha en bombant le torse. M. de Joffroy et Gronde avaient rejoint Eugène ; Seurat lut, avec des temps et des intonations : selon l’ordre du général Chanzy, on allait poursuivre le succès de la veille, attaquer. Tandis que les divisions Barry et Maurandy devaient se porter sur Loigny et Lumeau, la division Jauréguiberry formant réserve appuierait la 2e division. Puis la bonne nouvelle, la grande victoire de Ducrot, la confiance qu’elle devait donner à tous… M. de Joffroy se frotta les mains :

— Avez-vous entendu, cette nuit, le murmure incessant des convois ? On dit que le 17e corps accourt à la rescousse. Nous serons soutenus par lui, cet après-midi.

Seurat, maintenant, devant la compagnie rassemblée, recommençait sa lecture. Se savoir en réserve, le triomphe de Paris, réjouissaient tous les yeux. Eugène, une soupe chaude avalée, était de bonne humeur, plein d’espoir dans la journée. Ses hommes partageaient son entrain, stimulés comme lui par le succès de la veille. La fatigue restait, aux figures encore engourdies, bleues de froid. Il remarqua les mains crevassées, noires de crasse et de poudre, les vêtemens déteints, déchirés, bizarrement rapiécés, les souliers boueux et percés. Bien des souffrances déjà avaient imprimé sur ces traits jeunes leur usure rapide ; plus d’un avait ployé, maigri sous le sac ; mais l’énergie restait sinon intacte, du moins tendue, capable des plus magnifiques élans. Comme on partait, Eugène aperçut devant leur écurie, gardés par deux gendarmes, les prisonniers qu’on allait joindre au convoi. Ils avaient l’apparence de gens robustes et bien nourris, opposaient un sourire tranquille aux regards curieux, gouailleurs, des moblots. Tiens, ce grand-là, qui hier avait des bottes superbes, a des souliers avachis ! Eugène d’un coup d’œil vérifia