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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Ils ne se relevaient pas. Instantané, le silence revint. À distance, l’artillerie de la brigade, huit vieilles pièces usées, transformées, encore solides, suivaient. Les savoir là rassurait. Eugène distingua, à huit ou neuf cents mètres, une ligne de tirailleurs, et de l’autre côté, sur les pentes de la colline couronnée par le parc de Goury, les Prussiens. Des coups de canon en arrière retentissaient, il vit sur le mamelon d’où le 75e venait de descendre des pièces en batterie, l’éclair rouge des détonations, et, dans la fumée, les servans aller, venir, comme de petites figures automatiques. Tout à coup on cria :

— Ventre à terre !

Quoi ? Que se passe-t-il ? On est dans un pré. Eugène, étonné, fait coucher ses hommes. Ce sont les canons de la brigade qui, à leur tour, vont tirer. Le temps d’aviser, contre une touffe d’herbe au grésil craquant, un portefeuille gras tombé d’une poche, et il entend une voix essoufflée qui commande : « En avant ! En avant ! Les Prussiens sont en fuite. » C’est le colonel qui arrive au galop, crie déjà plus loin. Le régiment est debout. De toutes parts, les commandemens s’élèvent : « En avant ! » Le terrain plonge. Une course spontanée, irrésistible, entraîne Eugène et sa section. La charge sonne, tant pis pour qui tombe ; ils sont déjà loin. On franchit des petits fossés, on enjambe des corps. Une ligne de buissons dentelle les rangs, un vent glacé coupe les visages ; le terrain remonte, on a chaud ; on court sans voir, dans la fumée ; on crie à tue-tête. C’est une minute ivre de vitesse et de force.

— Halte ! Halte !

La masse hurlante se ralentit, oscille. Les hommes soufflent, s’interrogent. Pourquoi halte ? Les Prussiens regrimpaient rapidement la colline, jetant leurs sacs. Voilà un général qui passe, soucieux. Le colonel lui demande des ordres. Là-haut, des murs crénelés du parc, un feu violent crépite. « Il faut emporter cela ! » dit le général Barry, dont la division, ayant échoué déjà devant Goury, se replie en désordre. De front, c’est impossible ; le colonel détache sur la droite le premier bataillon. Celui d’Eugène va reprendre l’assaut. En tirailleurs ! Mais l’ivresse est dissipée, l’élan perdu. N’importe, on marche. Toute la bataille est concentrée pour Eugène dans cet étroit espace, au bout duquel les murs gris, les arbres dénudés se dressent. Voilà Cassagne qui boite, ses bottes le gênent… Ah ! mon gaillard !… Verdette tire coup sur coup, précipitamment ; mais pour viser !… Le caporal Boni-