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— Je tiens à être à proximité du gouvernement. Par le temps qui court, un véritable Français ne peut se désintéresser de l’avenir de notre pays. Cette affreuse guerre ne peut pas être éternelle. Je suis de l’avis de M. Thiers, il faudra toujours finir par la paix, et le plus tôt vaudra le mieux.

— Permettez, dit Jean Réal.

Mais Germain, à pas silencieux, déposait sur un guéridon le grand plateau du thé ; Gabrielle, voulant prévenir la discussion, s’empressa d’offrir une tasse à M. de la Mûre ; Marcelle présentait le sucrier. — Du lait ? fit Rose. — Non, ma mignonne, un peu de rhum. Et tonifiant d’une addition vigoureuse le breuvage parfumé, il reprit : — Il faut être net en affaires. Nous avons perdu. Payons. Plus nous reculons la liquidation, plus cher elle nous coûtera.

— C’est un point de vue, dit Jean Réal, une rougeur légère aux pommettes. Seulement, vous partez d’un principe faux : Nous avons perdu ! Qu’en savez-vous ? C’est vite jeter le manche après la cognée. S’avouer vaincu d’avance, abdiquer toute idée de lutte, c’est pour moi, je l’avoue, un moyen trop simple de sortir d’embarras. Raisonnement de financier, de politique. Nous ne sommes pas en affaires ! Croyez-moi, Gambetta a raison. La seule pensée que nous devrions tous avoir, c’est de nous battre encore. Un peuple n’est perdu que lorsque tout son territoire est conquis, son dernier soldat tué. Et encore !… Non, ce dont une nation meurt, ce n’est pas du sang versé, de la ruine matérielle, c’est de l’abaissement moral. Mon cher, la seule vraie défaite irrémédiable, ce n’est pas celle qu’on subit, mais celle qu’on accepte.

M. de la Mûre laissa tomber les bras, fit la moue : décidément, ce vieux Réal avait la tête trop dure, il ne comprenait rien aux spéculations élevées ; comme de sortir de la vie habituelle vous change un homme ! Froissé au vif, il s’étonnait d’avoir pris pendant tant d’années son voisin pour un sage. Libre à lui de jouer aux hommes de Plutarque ! Il ne perdrait pas davantage son temps à le persuader.

Le silence se prolongeait. M. de la Mûre se leva :

— Après tout, mon bon ami, je n’insistais que dans votre intérêt.

Et tourné vers la grand’mère et Gabriel le : — Ma femme m’a chargé de vous redire encore qu’elle se mettait à votre disposition, si vous changiez d’avis. — Il flatta les joues de Rose et de Marcelle :

— Elle eût été charmée d’avoir ces petites compagnes de voyage.