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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

même Massard, en juillet, avant la guerre. Assombri, il songeait à cette apathie des campagnes, couardes et veules, prêtes à tout plutôt que de compromettre leur sécurité animale. Ainsi, on en était venu là ! Ayant toujours tourné dans son cercle laborieux de terrien, limité aux joies et aux soucis de la famille, il ne savait à quoi attribuer cette déchéance d’un grand pays. Il constatait la plaie, et s’étonnait de son étendue rapide, si profonde qu’elle pourrissait toute notion juste du bien et du mal, étouffait jusqu’aux sentimens sans lesquels on n’est pas digne d’être homme.

Le curé, M. Bompin, sorti d’une ruelle, eut un moment d’hésitation, et le saluant de loin, rasant les murs, s’éclipsa. Jean Réal ne fit qu’entrevoir la longue tête de mouton triste, la soutane usée : « Encore un, se dit-il, à qui je fais peur. Un brave homme, charitable pourtant, mais il aime trop la paix… »

Des cris, des voix colères montaient d’une maison, sur le seuil de laquelle parut le garde champêtre. Fayet, le père de Céline, avec sa plaque et son petit sabre courbe, sa blouse propre, avait la Figure rasée, l’air énergique d’un ancien troupier. Loin d’éviter M. Réal, il lui fit le salut militaire, l’accosta avec un respect dévoué :

— C’est la Clicharde, expliqua-t-il, à qui on a volé un jambon, et vingt francs qu’elle avait dans une boîte… Quelque maraudeur, bien sûr. C’est mal pour des soldats… Et comme il en avait gros sur le cœur, il l’accompagnait un moment… « Croirait-on que des dernières troupes qui avaient passé il restait plus de dix soldats dans le village ! Massard en cachait deux, ne se gênait pas pour leur dire de rester là, de travailler chez lui, que ça vaudrait mieux que de se faire conduire à la boucherie… Ah ! au temps d’Inkermann et de Balaklava !… »

M. Réal regagnait la petite porte de la grille, s’engageait dans l’avenue. Le château, entre l’arceau lointain des hêtres, sous le ciel sombre, eut beau montrer sa façade amie, les yeux paisibles des fenêtres, pour la première fois, le vieillard n’en reçut aucune joie. Était-ce bien son Charmont ? Il se sentit vieux, il avait froid. À pas lents, sa haute taille un peu voûtée, il avançait, absorbé. La pluie creva, noyant l’horizon d’une rafale grise. Elle ruisselait des arbres, picotait les flaques, étendait la boue. Alors, devant l’effondrement brusque de toutes les croyances de sa vie, hanté par ce qu’il venait de voir, désertion, lâcheté, abandon stupide,