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Le 16, à l’aube, elle était perdue. Sans un coup de canon, sans un coup de fusil, dans les ténèbres, dans la décomposition grandissante, une défaite silencieuse accablait l’armée à bout. Les énergies achevaient de s’éteindre, les meilleurs n’en pouvaient plus. Seul, Chanzy, sans une seconde de défaillance, se raccrochait à une foi invincible. Il n’était pas las de la poursuite, ni de sa lourde responsabilité en face de l’ennemi acharné, dans l’immense rumeur de cette canonnade qui depuis dix-neuf jours les enveloppait de son inexorable menace. Il comptait sur l’épuisement fatal des adversaires, autant que sur sa propre ténacité. La fortune changeante reviendrait à la justice de sa cause, au secours du pays saccagé par une horde de dévastateurs. Sa pensée prévoyante planait sur le désastre. Il n’avait qu’une idée : lutter encore, toujours. Ses instructions prescrivaient une résistance poussée aux dernières limites. Force lui fut de se rendre à l’évidence. Les troupes qui avaient dû camper sans feu dans la boue, dans la neige, laissaient trop voir qu’il ne fallait plus rien exiger d’elles. Des rapports alarmans se succédaient à toute minute. Jauréguiberry lui-même venait à cinq heures du matin déclarer que c’était fini. Chanzy, avec sa décision prompte, se résignait à la retraite. La retraite encore ! Sur le Mans, cette fois, le Mans, nœud de routes et de lignes ferrées, centre inappréciable d’approvisionnemens pour une armée qui avait un tel besoin de se refaire, le Mans, qui avec ses environs accidentés, couverts de forêts de pins, de vergers, coupés de talus, de fossés, présentait un excellent terrain de défense. Mais la retraite avec une armée désormais rompue, démoralisée, troupeaux plus que troupes, où rien, ni la volontaire, la minutieuse direction du chef, ni le sentiment du courage utile, de la discipline nécessaire, de la plus simple dignité humaine, ne prévalait contre l’excès de tant de souffrances, de si cruelles misères ! Autant, dès lors, la commencer de suite. Et profilant du brouillard pour cacher ses mouvemens, l’immense agglomération, dissoute dans chacun de ses corps, mais liée toujours par le fil tenace de la pensée en éveil, cette mince ligne d’écriture qui par le dispositif quotidien, le sûr détail des ordres, rassemblait ces milliers d’êtres, — le flot tumultueux se répandit. Par les routes indiquées, vers les étapes choisies, à travers le marécage de la campagne morne, avec une confusion gigantesque, l’armée s’écoula de nouveau, dans le roulement des convois, l’ahan essoufflé des attelages aux traits tendus