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d’une espérance de gloire que je savais irréalisable, et de mes chants avortés je me console aisément en prenant ma part des applaudissemens qui saluent les vôtres. Vous n’avez pas dit votre dernier mot, et je suis certain d’avoir à savourer d’autres triomphes[1].


Victor de Laprade, qui s’était retiré dans le Cantal après les troubles de Lyon, avait, on s’en souvient, enflammé tous les cœurs avec son hymne de guerre aux Vendéens et aux Bretons et ses imprécations contre le roi de Prusse.


De pareils chants, lui écrivait Péhant, ont pour la France toute l’importance d’une victoire, et n’y eût-il en notre faveur que cet unique symptôme, je me croirais en droit d’affirmer qu’un pays d’où surfissent des accens si virils et si humains au fond même de leur âpre austérité, ne saurait être un pays perdu sans ressource. Grâce à votre vers si noblement indigné, le manteau impérial ne sera plus pour le sombre assassin des enfans et des femmes qu’une corrosive robe de Nessus, dont le tombeau ne l’affranchira pas. Puisse la brûlante flétrissure que vous avez infligée au royal bandit servir d’avertissement et d’épouvantail aux monstres couronnés qui voudraient l’imiter un jour ! Hélas ! mon cher ami, l’enthousiasme dont m’a pénétré votre sublime invective m’aveugle peut-être sur ses résultats historiques, et en terminant ma phrase, la peur me prend que ce ne soit qu’une phrase. Ni l’homme, ni l’humanité ne sont peut-être corrigibles. A côté des cruautés royales que je viens de maudire avec vous, je vois aujourd’hui même s’étaler dans les journaux les atrocités commises à Hautefaye par les campagnards de la Dordogne. Est-ce que je n’aurais adoré toute ma vie qu’une mensongère idole ? Me faudra-t-il, à 58 ans, rejeter comme une erreur décevante et sans base ma croyance aux progrès lents, mais continus, de notre chétive humanité ! Non, Dieu ne saurait m’avoir ainsi trompé ; dans toutes les cruautés contemporaines qui s’accomplissent si honteusement au bas et au haut de l’échelle sociale, il n’y a sans doute que d’horribles exceptions et un temps d’arrêt, que la faiblesse de ma vue ne peut s’expliquer, mais qui a sa cause providentielle… Enfin, mon illustre ami, n’est-ce pas un magnifique gage d’espérance et de pardon que Dieu nous a donné, en permettant qu’après tant de fusillades, d’emprisonnemens et de déportations, notre jeune république se soit établie sans souiller ses mains d’aucun acte de vengeance ni même de rancune ? Vous ne me faites pas sans doute l’injure de croire que la république de mes rêves ait pour personnification le régime transitoire que les circonstances nous ont donné ; mais je compte sur l’honnêteté indiscutable des membres du gouvernement de la Défense nationale pour rendre à la France la libre disposition d’elle-même dès que la dictature ne sera plus impérieusement nécessaire. Ah ! quel grand peuple nous pourrions faire encore et comme nous triompherions aisément de tous nos ennemis, si les honnêtes gens de tous les partis pouvaient ou plutôt voulaient s’unir dans un effort commun, et, abdiquant des prétentions coupables, prêtaient au

  1. Lettre inédite.