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leurs généraux, redoutant de nouveaux échecs, d’autant plus abattues qu’elles avaient plus espéré. La garde nationale, elle, toujours inutilisée à chaque sortie, énervée et sceptique, se demandait : — « Est-ce enfin pour cette fois ? » Beaucoup l’espéraient. Martial, si cruellement déçu lorsque, au retour de l’attente devant la Marne, il avait senti retomber sur ses épaules le lourd blocus, était de ceux-là. Cet être jeune, qui ne demandait pas mieux que de se battre, souhaitant voir bientôt Paris délivré, la France sauve, qui aspirait à la reprise d’une vie normale de liberté, de travail, eût voulu un gouvernement plus actif, moins verbeux, un chef militaire pénétré de la grandeur de son devoir. Trochu, dont comme tant d’autres il avait trop attendu, ne lui inspirait plus, de déception en déception, qu’une antipathie violente. Encore ces députés beaux parleurs, ces avocats portés par les circonstances au pouvoir le plus complexe et le plus écrasant !… Mais Trochu, le chef suprême, le président responsable ! Martial se moquait qu’il eût les mains pures, si elles ne pouvaient tenir la barre.

Il bouclait son ceinturon, dut resserrer un cran :

— Hé ! soupira-t-il ; j’ai maigri. Et, comme il cherchait son képi : Le voilà, dit Nini pâlotte qui toussa, grelottant sous sa camisole. Il fit la grosse voix :

— Qu’est-ce que j’entends ? Tu vas te remettre au lit et soigner ce rhume.

Il la prit par la taille, baisa la nuque gracile, où l’or des cheveux follets frissonnait sous son souffle. Elle se blottit contre lui, en une tiédeur d’oiseau frileux. Il remonta l’étoffe de laine sur le cou délicat, d’où s’arquait la courbe pure de l’épaule. Le jeune corps d’il y a deux mois, l’Andromède aux rondeurs fermes, avait fondu aussi ; un affinement creusait le mignon visage, mettait à fleur de peau un charme souffreteux. C’était le contre-coup des longues journées à avoir froid, dans l’atelier de moins en moins égayé de flambées — ils avaient brûlé, l’autre semaine, la haie desséchée de lilas qui séparait leur jardinet de la cour, — des longues journées à avoir faim, la crémerie de la mère Groubet ayant depuis longtemps clos ses volets… Il avait fallu faire connaissance avec la carne salée et la morue sèche, aller dans l’aube noire, sous les rafales de pluie ou la tombée de la neige, à la queue des boucheries et des boulangeries. En bonne petite compagne, elle se levait courageusement, faisant avec simplicité le ménage, depuis que Mme  Louchard, percluse de rhumatismes,