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En passant devant la loge silencieuse, Martial cria :

— Eh bien ! mon lieutenant !

Mais une voix plaintive sembla sortir de dessous des profondeurs d’édredon. Non, Louchard ne pouvait bouger, il était en proie à sa fièvre intermittente… Pas de chance ! Il l’avait eue déjà à la sortie de la Marne, et, chose curieuse, elle précédait toujours les nuits d’avant-poste, au lieu de les suivre. M. Delourmel cligna de l’œil d’un air entendu, et, soufflant sa bougie, la mit dans sa poche. La nuit en redevint plus opaque ; la porte retomba derrière eux. Ils se séparèrent, allant chacun à leur rassemblement. Le bataillon était à demi réuni ; Martial serra la main de Thérould. Changé, le bohème ; des yeux brillans dans une face barbue, aux pommettes saillantes. Une exaltation saccadait son geste, sa voix. Sur lui aussi, la misère mettait son empreinte famélique ; mangeant moins, il buvait plus, soutenu par l’excitant de l’alcool et du café. Il ne quittait pas les clubs, y pérorait parfois, gagné à la contagion de leur enragement, de leur outrance niaise. L’autre voisin habituel de Martial était un chapelier de la rue Monsieur-le-Prince, homme gras et court. Le rang se formait, avec son étrange amalgame de boutiquiers, de professeurs, de commis, d’avocats, de gens d’affaires. Le dernier sous-lieutenant élu, un marchand de vins du boulevard Saint-Michel, commanda d’une voix de rogomme : — Garde à vos !… Il y eut des adieux. Des femmes qui avaient accompagné leurs maris, leurs amans, s’écartaient. Les lanternes éclairèrent un capuchon sur des frisons bruns, une bouche jetant un baiser, le luisant de fusils et de visières. On entendit une fraîche voix faubourienne lancer : — « Ernest, ne te fais pas casser le cou ! À ton retour nous mangerons le chat ! » Des rires coururent. Le vent bruissait dans les hauts platanes de la fontaine. Martial, de sa place, voyait sa maison et, à une fenêtre du cinquième, une immobile petite clarté. C’était la lampe de Thévenat, déjà debout à son habitude, travaillant dans le recueillement des premières heures. Devant cette lueur sereine, Martial, ému, songea au labeur incessant de son père, penché sans doute lui aussi sur son œuvre, à cette heure, dans quelque chambre lointaine.

L’éreintement d’une longue marche, l’établissement du bivouac à Noisy-le-Sec, le mécompte d’apprendre que, par suite du dégel qui rend le terrain défavorable, on va rester là, attendre, Martial retrouvait la comédie habituelle de la guerre à l’usage