Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/732

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
728
REVUE DES DEUX MONDES.

restreint de ses fonctions primitives. Là, il était, comme sur son navire, le maître, faisant de bonne besogne, aimé, obéi. Les mâles figures des marins se tournaient vers lui, il lisait dans leurs yeux clairs le courage et la confiance. Maintenant, plus près encore des grands chefs, sa désillusion augmentait. Du courage, parbleu, on en avait à revendre ! Mais de confiance, point. Tous jugeaient la partie perdue, ne persévéraient que par discipline. Georges de Nairve, si sûr de l’avenir quand il ripostait à Jacquenne, dans le cabinet de Thévenat, si allègre lorsqu’il croyait à la sortie de la Marne, accomplissait aujourd’hui tristement sa mission. Il savait trop que cet assaut du Bourget, soi-disant destiné à conquérir, d’Aulnay à Garges, la plaine vaste d’où l’armée de Ducrot eût pu ensuite s’élancer, n’était, avec une diversion de Vinoy sur Gournay, et d’autres sur plusieurs points, qu’une bataille platonique, une satisfaction donnée à l’opinion réclamant toujours ou la lutte en détail ou la sortie en masse. Malgré lui, il se disait : pourquoi avoir refusé en octobre de garder le Bourget conquis, y avoir laissé écraser sans secours une poignée de braves, en déclarant alors la position « de nulle importance stratégique, » pour venir la reprendre en décembre, y faire massacrer sans résultat d’autres héros ?… De Nairve poussait son cheval : la situation était critique, les minutes valaient du sang.

Dans le Bourget en flammes, sur les fusiliers marins et le 138e de la brigade Lamothe-Tenet, qui se battaient en désespérés autour des barricades et des maisons, les obus français tombent de toutes parts. Il en vient d’une batterie placée par Trochu lui-même près de la Suifferie, du fort d’Aubervilliers, d’une autre batterie à Drancy. L’aide de camp a vu les marins écrasés par nos propres projectiles ; il court avertir Trochu et la Roncière. La seconde brigade, général Lavoignet, est arrêtée devant un mur blanc. Impossible d’avancer. En vain le lieutenant de vaisseau Peltereau, avec une compagnie de fusiliers, contourne le village, l’attaque à revers.

La gorge sèche, la voix altérée, le marin a rendu compte. Il attend la réponse de Trochu. Le généralissime, à cheval, l’a écouté d’un air placide, tournant vers lui son visage ennuyé. Georges retrouve, sous le képi d’or à visière carrée, ce front de chauve qu’affuble d’habitude un bonnet grec, alors que dans son grand cabinet du Louvre, en veston civil et pantalon garance,