Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
734
REVUE DES DEUX MONDES.

tomac les repas évanouis. C’était le bon temps ! On ne mangeait plus maintenant que de la morue et du riz, et, une fois par semaine, de la viande salée. Et encore, pour obtenir cette pauvre ration, il fallait que Nini se donnât tant de mal ! Il revit la Nini de juillet, aux joues de pêche, aux yeux de lumière sous les frisons dorés, sa robe large de tussor à petits plis et à grands volans. L’image de son amie, avec ses yeux meurtris et ses pommettes pâles, l’obséda d’une tristesse étrange. Autour de lui, il remarquait, aux visages, cette même maigreur et ce teint jaune, accusant privations, soucis, et toujours l’idée fixe, la hantise obsidionale, qui selon les natures rendait irritable ou morne. Boulevard Saint-Michel, il s’amusait à voir derrière la vitrine d’un bijoutier, à la place des colliers scintillans et des bracelets d’or, des œufs frais dans la ouate des écrins. Tous les commerces languissaient. On ne vendait plus que ce qui avait rapport aux besoins immédiats, soulageait la faim, le froid. Un ciel terni, au-dessus des toits blancs et des cheminées noires, pesait comme un couvercle. La Seine était gelée.

Martial, avec Thérould, perdit toute une soirée dans les clubs, en rapporta une impression de salles sombres et tristes, de braillerie vaine. Pourtant, ce n’était pas le patriotisme qui manquait à ces gens, mais d’être intelligens, de comprendre, de savoir… Il se débitait là des bourdes énormes. « C’est effrayant, songeait-il, quand on se met à plusieurs, la somme de crédulité, d’imbécillité qui en résulte ! » Les journaux soufflaient sur cette braise, tous hostiles au gouvernement, les conservateurs pleins de réticences et de pusillanimité, les rouges, de bravades et d’injures.

Le 27, succédant au froid polaire, la neige se mit à tourbillonner. Ses flocons drus et craquans étoupèrent l’espace, recouvrirent la ville et les toits de leur suaire éclatant. En même temps, une rumeur sourde retentit, un grondement d’orage à travers la blanche tombée silencieuse. Le bruit s’éleva avec l’aube, grandit avec le jour. On se disait : c’est dans la direction des forts de l’Est et du plateau d’Avron. Et, si habitué qu’on fût aux canonnades, il y avait, dans la continuité de celle-ci, une violence singulière qui à la longue angoissait. Les gens se regardaient, une même question dans les yeux. On s’attroupait aux portes des mairies. Enfin, la nouvelle si longtemps jugée absurde, impossible, courut. L’ennemi foudroyait les forts. Le bombardement était commencé.