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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

cunière, d’amour-propre vexé à se tenir à l’écart. Sans rien solliciter, il s’étudiait à vivre en vieux troupier, à l’imitation de Rombart, ne paraissant qu’aux appels, le reste du temps passé à boire et à manger. Il se laissait aller, loin des officiers, à l’indépendance frondeuse dont il n’avait autour de lui que trop d’exemples, et qui s’accordait à son penchant réfractaire à la discipline. Reposé par trois nuits de sommeil, restauré par les fricassées que Rombart disputait à la faim turbulente des soldats de toute sorte campés dans l’auberge, il jouissait de cette existence sans pensées, éprouvait bien parfois un peu de honte à faire ainsi la guerre. Mais quoi ? C’était une de ses nécessités ! Plus tard, quand viendrait le tour des coups de fusil, des drapeaux qu’on enlève, on verrait ça ! il saurait agir. En attendant, avec ce don de métamorphose qui adapte si vite les jeunes gens à des situations imprévues, il avait tout oublié de sa vie passée, jetait en chansons et en rires sa vie présente, l’espoir de demain. Il n’était pas jusqu’à la grossièreté franche de pareilles heures qui ne lui parût agréable, digne d’un soldat, d’un homme. Charmont, la petite Céline, rêve dissipé, plaisirs d’enfant. Il ne songeait guère à ses frères, ni que Louis, pourtant aussi de cette armée de l’Est, destinée à de grandes choses, pût être là, dans une ville voisine, peut-être dans celle-ci. Et en effet, la veille, perdu comme Henri dans cette confusion immense, et sans qu’aucun des deux s’en doutât, sans que nul pressentiment les eût avertis, Louis avait traversé Chalon, venant de Chagny, allant rejoindre à Dôle le quartier général.

— Ohé ! les agneaux, on décampe !

L’auberge se vidait instantanément. Henri et Rombart se retrouvèrent à leur place, dans le rang. Et en route pour la gare ! On les rembarquait. Encore ! Et pour où ? Allait-on recommencer, dans les cages roulantes, l’interminable supplice du premier voyage ? Quand on sut qu’on allait à Dôle, courte distance, les visages rembrunis s’éclairèrent. Mais bientôt, sur la voie sommaire de cette ligne inachevée, inaugurée pour la circonstance, et où les appareils manquaient, ce furent les mêmes lenteurs et le même encombrement. Pendant quarante-huit heures, l’immobilité percluse dans le wagon tassé, le froid qui glace et ankylose, les marches par à-coups, suivies de longs, d’inexplicables arrêts dans des coins de campagnes désertes, aux abords des gares en construction. Henri, borné à des sensations immédiates, n’en