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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

nute les chevaux couronnés jusqu’à l’os, butant sur le verglas, aussitôt debout retombant ?… Une poussière de neige, soulevée par le vent, leur coupa le souffle. Enfin le village apparut. Avant d’y entrer, sur la gauche de la route, ils aperçurent une chose informe. Ils s’approchèrent. C’était un cadavre badois, défiguré, pieds nus. D’autres, à cent mètres, s’entassaient. Puis ce furent des maisons incendiées, des ruelles pleines de décombres, murs penchans, plafonds éventrés. Au-dessus, fumant encore, les carcasses d’une église et d’un château noircis.

— Bougre ! fit simplement Rombart, Et, hélant une ombre peureuse qui se cachait derrière un volet : — Comment s’appelle cet endroit ? Une vieille femme pencha sa tête branlante, et jaune, ridée, l’air d’avoir cent ans, prononça, après un silence :

— Villersexel.

Le spectacle était si horrible, si inattendu pour Henri, qu’il se souvint avec moins de regrets de son gros chagrin, quand impuissant, inutile, il avait entendu la canon de cette tuerie. Chacun se taisait. Rombart lui-même était impressionné. Et pourtant, malgré sa répulsion, Henri conservait aussi tenace le désir de reprendre sa place dans le rang, de s’évader de cette tourbe de charretiers où il croupissait, sans rien voir, sans rien savoir, d’étrenner son chassepot, de se battre, en homme, parmi cette armée qui devant lui, grand corps aveugle, allait tâtonnante à son destin, tandis que, lui barrant le passage, Werder et ses troupes la séparaient de Belfort, et que de flanc la menace d’une armée inattendue, formée en hâte par de Moltke et guidée par Manteuffel, épaississait son orage noir.

Paul et Victor Margueritte.

(La cinquième partie au prochain numéro.)