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à faire, suivant l’expression de Carlyle, un fragment de cosmos avec un coin du chaos. Ne cherchez pas ailleurs la supériorité de l’Anglo-Saxon dont on nous rebat les oreilles : si elle est quelque part, elle est dans ce besoin impérieux et dans ce don inné de l’organisation, de l’action sociale.

Mais il est des tâches tellement colossales qu’elles décourageraient le plus intrépide. Il y a un quart de siècle, le Londres occidental, qui est la ville de la richesse, du plaisir, de la vie intellectuelle, ignorait absolument le Londres oriental, qui est la ville de l’ignorance, de la misère et du crime. De temps en temps un absurde mélodrame prétendait donner un aperçu de ces mœurs horribles. Des bandes de curieux, bien armées et bien escortées, allaient, la nuit, visiter les bouges de l’East End, les maisons de débauche, les fumeries d’opium, les bals de matelots, les dortoirs populaires, les théâtres à un sou où l’on demandait l’aumône dans les couloirs, les bureaux de police bondés de cadavres vivans qui cuvaient leur gin ou leur whisky. J’ai fait partie d’une de ces expéditions, où notre cicerone ne savait pas un mot de ce qu’il nous montrait, et, depuis, j’ai eu à désapprendre tout ce qu’on m’avait alors appris de l’East End.

Imaginez une ville où il n’y a pas un gentleman, où la classe dirigeante fait absolument défaut, un peuple sans tête, où nul n’a une minute ni une pensée à donner à la chose publique, car, là, le travailleur est une bête de somme, et le loisir c’est la paresse, laquelle ne précède que d’une heure la prostitution ou le vol. L’aristocratie se compose de marchands de fer, de marchands d’huile et d’épiciers. Joignez-y les agens rétribués des administrations locales, quelques douteux légistes, les praticiens en boutique qui donnent des consultations pour six pence et qui vendent les drogues avec l’ordonnance, les usuriers qui commencent leur fortune en raclant un sou sur un jupon mis en gage et qui finissent par acheter des files de maisons, des rues entières. Joignez-y encore l’aristocratie invisible des grands voleurs, ce high mob avec lequel nous ont familiarisé les Tales of mean streets et A Child of the Iago, les œuvres si curieuses et si bien documentées d’Arthur Morrison[1]. Au-dessous, s’étagent les classes et les sous-classes du monde ouvrier, qui se méprisent et se jalousent, depuis le mécanicien ouïe calfat qui occupe une

  1. Voyez dans la Revue du 15 février 1997 l’article que M. T. de Wyzewa a consacré à ces deux volumes.