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maison de quatre pièces, avec une porte close et une fenêtre garnie de géraniums. — les deux grands signes de respectabilité, — jusqu’au docker irrégulier, dont la famille s’entasse dans une ou deux chambres, et qui ne connaît que par intervalles le luxe de la pipe quotidienne et du roastbeef dominical, rôti chez le boulanger du coin. Les rues où ils vivent sont à peu près décentes. Derrière celles-là, se cachent d’autres rues, sordides, lamentables, désolées. Sur un écriteau, appendu à beaucoup de fenêtres, on lit ces mots : mangling done here. Le mangling, opération grossière et primitive qui remplace le repassage du linge pour les classes populaires, appartient exclusivement aux femmes, et cet écriteau signifie que la famille ne possède point de travailleur mâle, de breadwinner, ou que ce travailleur est alité, ou enfin que l’homme est un fainéant qui vit du labeur de sa femme, de sa maîtresse ou de sa mère. Nous entrons dans la région des gains précaires, aléatoires et suspects. « Seigneur, donnez-nous notre pain quotidien ! » Souvent ce pain n’est pas donné. L’homme, sorti le matin pour chercher un job, rentre le soir sans l’avoir trouvé. Plus d’un fera comme le héros d’un de ces terribles Contes de Mean Streets ; il jette sa femme dans la rue : « J’ai faim. Va et gagne-moi mon souper ! » Cela est affreux et, pourtant, ce n’est encore que la porte de l’Enfer. Qui décrira l’horreur des Slums, où l’humanité abdique ses derniers soucis de confort, de propreté, de décence, où ne se fait jamais le silence, où le mendiant dort sur ses guenilles pour n’être point volé ? où l’homme qui couche dans ces dortoirs peut se croire le droit de mépriser le malheureux qui rôde, la nuit, comme un chien sans maître, à la recherche d’un dessous de porte ou d’une marche d’escalier pour s’y blottir, fourbu, anéanti, enfiévré de jeûne et de fatigue ?

Tel est l’East End et, surtout, tel il était il y a vingt ans. A l’époque où le recteur de Saint-Jude se mit à l’œuvre, le Londres oriental dépassait en barbarie l’âge des cavernes ou l’Afrique cannibale de notre temps. Tout clergyman envoyé dans ces parages devenait un missionnaire et son état d’âme changeait. Il passait du spirituel au temporel et de la doctrine à l’action ; il oubliait provisoirement l’autre monde et ses joies pour ne voir que les misères de celui-ci. Mais il était ramené très vite par l’observation, par la nécessité, à cette idée fondamentale qu’on ne peut faire de bien aux corps qu’en s’adressant d’abord aux intelligences. Aux yeux d’un spectateur superficiel, toute cette