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de l’enfance. Louis Ratisbonne le savait à merveille, et il était trop l’admirateur de Victor Hugo, pour avoir songé à s’en faire le rival. Critique très renseigné, polygraphe abondant, il se recommandait par la sûreté de son goût, l’élévation de sa pensée, la solidité de son caractère. Ces rares qualités lui avaient valu d’être choisi par Alfred de Vigny pour être son exécuteur testamentaire. Ce fut le grand honneur de sa vie. La façon dont il s’acquitta de la mission qui lui était confiée montre à quel point il en était digne, et mérite d’être citée en exemple à tous ceux qui sont chargés de prendre vis-à-vis de nous le soin de la mémoire des grands écrivains.

Dans quelle mesure en effet les papiers laissés par un écrivain appartiennent-ils au public ? S’agit-il de ses œuvres ? Nos pères entendaient à leur manière le devoir de l’éditeur. C’est par scrupule de piété qu’ils rajeunissaient le style de Villon ou de Montaigne, atténuaient l’expression des Pensées de Pascal, recomposaient les Sermons de Bossuet, et corrigeaient les Lettres de Mme de Sévigné. Nous avons poussé jusqu’à l’extrémité opposée le souci d’une scrupuleuse exactitude. Nous publions non plus seulement le texte authentique des œuvres achevées, mais aussi bien celui des brouillons, ébauches et projets de toute sorte. On a coutume de dire que ce genre de publications, s’il n’ajoute rien à la gloire des auteurs, ne saurait du moins y porter atteinte. Cela est faux, et on nuit à l’écrivain quand on met sous nos yeux les bavures de sa plume. Depuis plus de vingt ans qu’il s’était enfermé dans sa tour d’ivoire, Vigny y avait noirci pas mal de papier. Nous n’en avons rien vu. Tout juste nous a-t-on donné, tel qu’il l’avait préparé pour la publication, sans préface, sans commentaires, sans notes, chaque pièce y brillant de son éclat pur et froid, ce volume des Destinées, le plus beau qu’on doive à Vigny, en sorte que le meilleur de sa gloire a été posthume. Ou s’agit-il de papiers plus intimes, de notes rédigées par l’écrivain sans souci de publicité ? En les publiant intégralement, on risque de livrer à l’impression et de perpétuer par elle beaucoup de niaiseries ou tout au moins de réflexions insignifiantes, ou encore de faire venir à la lumière tels aspects du caractère de l’homme qu’il eût mieux valu tenir dans l’ombre. En les détruisant, on risque de priver la littérature de quelques belles pages, ou peut-être de laisser ignorer certains traits qui auraient servi à faire mieux comprendre l’œuvre de l’écrivain. Le plus sage serait de faire un choix et d’extraire des cahiers griffonnés au jour le jour ce qui mérite de durer. Il y faudrait un tact très délicat, fait d’intelligence littéraire et d’amitié clairvoyante. En publiant quelques fragmens des