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Plus libre que la fugue, la sonate est aussi plus émouvante. Œuvre de raison et de logique sans doute, elle l’est pourtant d’une logique moins étroite et d’une moins abstraite raison. La fugue éclate surtout aux esprits ; la sonate, comme la symphonie, aux âmes. La loi de rigueur commande à l’une ; à l’autre, c’est la loi de grâce. Hans de Bulow comparait un jour le Clavecin bien tempéré et les sonates pour piano de Beethoven à l’Ancien et au Nouveau Testament. Il avait raison. Les deux œuvres se complètent ; elles sont toutes les deux nécessaires et suffisantes à la perfection de notre foi.

Guidé par l’excellent historien anglais de la sonate, nous pouvons en parcourir le cycle entier. Ici, comme en tout l’ordre de la musique pure, Beethoven occupe le sommet. Jusqu’à lui, le chemin monte ; il descend après lui. Mais les deux pentes sont belles. Pauvre piano, qu’on raille et qu’on maudit, instrument disgracieux et qui semble « une harpe mise en bière[1], » que de chefs-d’œuvre depuis deux siècles la musique a cachés en lui ! En lui seul, seul capable, entre tous ses frères sonores, d’enfermer tant de pensée, tant d’action et tant de rêve. Il semble qu’en ses flancs élargis d’âge en âge, un nouvel univers se soit formé, et que, laissant à l’orgue l’auguste soin des choses divines, il ait pris pour lui-même le souci, plus humain, de nos passions terrestres. Il les connaît, et les partage, il les exalte ou les apaise toutes. Je ne sais pas un répertoire supérieur en richesse, en beauté, à celui de la sonate pour piano. Le monde extérieur lui-même y est quelquefois représenté. Mais le monde moral surtout, et tout entier, en constitue le sujet ou la matière infinie. Nous retrouvons là tous les degrés, tous les modes aussi de notre sensibilité. Il n’est pas jusqu’à certains « objets, » comme disaient les amans d’autrefois, dont certaines sonates, et des plus illustres, ne nous retracent l’image étrangement personnelle et vivante. Telle sonate en la mineur fut composée par Mozart à vingt ans non seulement en l’honneur, mais à la ressemblance même d’une enfant qui l’avait charmé. Qui pourrait entendre commencer la sonate en ut dièze de Beethoven, sans voir paraître, à la lumière pâle et comme au « clair de lune » de ces tristes accords, l’ombre de la comtesse Juliette ? Mais surtout qui dénombrera les sentimens en quelque sorte abstraits, ou plutôt

  1. M. Maurice Griveau.