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l’intelligence de sa musique, Beethoven aura-t-il excédé la mesure, plus étroite, qu’il s’était imposée jadis en écrivant la symphonie Pastorale. « Bon ! reprit Schindler, vous allez peut-être vous mettre à composer une sonate irritée ? » Et Beethoven, sans doute, affirma que ce n’était pas impossible, car Schindler continue : « Je suis sûr que vous y arriverez, et d’avance je m’en réjouis. »

Ainsi la « base poétique » de ses œuvres était un sujet que Beethoven aimait à traiter. Il ne permettait cependant pas qu’on allât dans cette voie plus loin qu’il ne faut. Un certain docteur Müller, de Brême, ayant fait rédiger par un de ses amis, le docteur Carl Iken, des commentaires poétiques des œuvres de Beethoven, en envoya quelques-uns au maître. Par une lettre courtoise mais énergique, Beethoven protesta, sinon contre le principe même, du moins contre l’abus qu’on ne manquerait pas d’en faire. « S’il faut des explications, déclare-t-il, qu’elles se réduisent à la caractéristique générale des compositions. »

Il n’en donnait lui-même pas d’autres. A Schindler qui lui demandait un jour le sens ou « la clef » des deux sonates en mineur (op. 31, n° 2) et en fa mineur (Appassionnata), Beethoven répondit laconiquement : « Lisez la Tempête de Shakspeare ». Et comme Schindler hasardait encore cette question : « Qu’est-ce que le maître a voulu traduire par le largo de la sonate en (op. 10, n° 3) : « Chacun sentira bien qu’il exprime l’état d’une âme en proie à la mélancolie, avec diverses nuances de lumière et d’ombre[1]. »

Ces nuances peuvent être diverses, mais le sentiment est toujours un. De plus il est général et pour ainsi dire essentiel. Qu’il soit la joie ou la tristesse, il est le sentiment en soi, supérieur à toute condition comme à toute restriction, affranchi de toute contingence et de toute particularité. Enfin, comme l’a très justement observé M. Gevaert, dans la sonate moderne et particulièrement dans celle de Beethoven, le sentiment est intérieur. Tandis que le nome pythique des Grecs, « œuvre objective, descriptive, cherchait à exprimer une action dans ses diverses phases, la sonate moderne, subjective, passionnément et entièrement affranchie de toute dépendance extérieure, prend simplement pour sujet une idée musicale, ou, si l’on veut, une situation psychique, retournée en tout sens[2]. »

  1. M. Shedlock.
  2. Histoire de la Musique de l’antiquité.