Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
13
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

cheveux bouclés ! À toute volée son sabre descend, entre comme une hachette dans du bois. Cette secousse, dont il a le poignet meurtri, la plaie béante de cette tête fendue, lui sont une stupeur qui se change en indicible émoi. Le blessé s’est retourné, le regarde. Jusqu’au fond de l’âme d’Eugène s’imprime la beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et le regard surtout, un regard tendre, d’un infini reproche. Ces yeux très bleus, très doux, dont l’eau pure se ternit, le poursuivent de leur expression désolée, où la vie qui s’en va contracte un inexprimable regret. — « Pourquoi m’as-tu frappé ? semblent-ils dire. Quel mal t’ai-je fait ? » Et dans le même éclair les prunelles chavirent, le blanc remonte. L’officier chancelle, prostrant, bras ouverts, un long cadavre, dont Eugène ne voit plus que la tête fendue, la plaie horrible qui saigne dans la neige…

Ces yeux, la hantise de leur regard, Eugène ne pouvait les écarter, quand, les troupes de Gougeard relevées sur le plateau, il redescendait vers Yvré. Il pensait à l’homme étendu là-haut, contre terre. Il revoyait, avant le coup, sa nuque blanche, ses cheveux bouclés. C’était cela qui l’avait fasciné. Puis l’affreuse secousse, le crâne ouvert, et ce visage tournant vers lui l’expression inoubliable : « Pourquoi m’as-tu frappé ? quel mal t’ai-je fait ? » La beauté, l’air noble de cette face, où la vie se retirait des joues pâlissantes, augmentait son trouble. Sans doute, c’était quelqu’un. Comme il était jeune ! Il pouvait avoir son âge. Là-bas, des parens, une vie organisée l’attendaient… Autour d’Eugène, dans une salle basse, des officiers parlaient haut, animés, joyeux. On s’était bien battu. La griserie inusitée du succès agitait chacun. « Ils avaient reçu leur frottée ! » Un artilleur dit : « Chanzy est content de nous. Il vient de nommer Gougeard commandeur. » On applaudissait à cette récompense qui les honorait tous. Un autre : « On est vainqueur sur toute la ligne. » M. de Joffroy se frotta les mains. Eugène réussit à éloigner de lui la vision, son cœur se dilata : la guerre finie bientôt, Charmont délivré ! Vivre près de sa femme, pour le petit ! Un allégement délicieux dissipait sa fatigue. La vie lui parut belle. Au bout de la chambre, une voix contait gaiement : « Et, vous savez, je lui ai passé mon sabre au travers du corps, il n’a pas dit ouf ! » Eugène redevint triste. Les yeux bleus étaient devant lui. Alors il quitta la salle, où il se sentait comme étranger ; ces rires, cette excitation gaillarde lui étaient pénibles.