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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

vieux château, à côté de nos chers parens, Chéri, de vivre pour nous aimer, avec le mignon qui te ressemblera !…


Hochant la tête, M. de Joffroy, dont la voix s’altérait, s’arrêta. Il parcourut en silence la fin de la lettre, dit : « C’est signé : Gerta, » puis vérifia l’adresse, et, avec une précaution pieuse, il referma le portefeuille. — Je m’en charge, dit-il. Et, voyant Eugène bouleversé, il murmura gravement : — C’est la guerre !

Cette nécessité, ni la consolation de la victoire, qui rapprochait de la fin, ne parvenaient à calmer la conscience d’Eugène. L’extraordinaire coïncidence, la similitude de cet officier, jeune comme lui, bientôt père comme lui, et qu’il avait tué parce qu’il était l’ennemi, le bourrelait d’un remords aigu. Insoutenable, le regard se fixait sur lui, suppliant et sévère… Son devoir l’excusait-il tout entier ? N’avait-il pas frémi, au moment irréparable, d’une rage de bête, assassiné pour assassiner ? Cette femme là-bas, cette autre Marie, cet enfant… Et, songeant qu’à la place de sa victime, c’était lui-même qui eût pu être couché là-haut, il ne ressentait plus, avec un écœurement sans nom, que l’horreur épouvantée de la guerre, une pitié où, s’attendrissant sur lui-même, il plaignait dans un long regret ce malheureux et les siens. Repris de toute sa fatigue, découragé à tomber, il exécrait le fléau abominable, déshonneur de l’humanité.

C’est alors que, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la défaite, courant d’un bout à l’autre de l’armée, vint aboutir aux bivouacs d’Yvré-l’Evêque. On se regardait, on s’écriait. Personne n’y voulait croire. Mais, avec plus d’insistance, le bruit se propageait. On affirmait qu’à l’extrême droite, une position maîtresse avait été surprise. Les Prussiens pouvaient entrer au Mans ; on allait être coupé. Comme des somnambules, M. de Joffroy, Eugène et ses mobiles se remirent en marche, voulant savoir, rejoindre. Au bout d’une heure, trébuchant dans les chemins envahis, ils apprirent, d’un officier d’ordonnance qui, arrêté par des fuyards, jurait et sacrait, que la Tuilerie, aux portes du faubourg de Pontlieue, avait été enlevée sans un coup de feu par une compagnie prussienne en reconnaissance. Les mobilisés d’Ille-et-Vilaine faisaient la soupe : de pauvres gens, armés de fusils à piston qu’ils ne savaient même pas manier, fiévreux, exténués, et qui avaient croupi au camp de Conlie ; ils avaient pris peur, lâché pied. Impossible de les