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facilement d’une supériorité apparente et se laisse payer de révérences et de complimens ; l’orgueil britannique est plus difficile à satisfaire : il lui faut l’exercice effectif de la domination.

C’est plein du souvenir de ces jours de péril, de haine, et de gloire, que Palmerston entrait dans la Conférence, non sans quelque malaise d’avoir pour son premier acte à consommer la destruction de l’œuvre principale de cette coalition, dont il avait servi les passions et célébré la victoire. Il sentait à quelles récriminations ce changement de front l’exposait de la part d’anciens collègues ou compagnons d’armes qui, rentrés dans l’opposition et déchargés de la responsabilité du pouvoir, se préparaient à attaquer sans ménagement une politique de concessions que la nécessité seule aurait pu les obliger à subir. Aussi se promit-il tout de suite que, s’il ne pouvait empêcher la France de trouver dans la révolution belge l’accomplissement d’un de ses vœux naturels, il saurait au moins la réduire à en tirer le moindre profit possible. Il ne fallait même lui laisser aucun avantage qui pût servir les vues secrètes de son ambition. « Je ne lui laisserai rien prendre, disait-il, pas même un champ de choux ou un arpent de vigne. » Car, à cet égard, sa méfiance était extrême : l’homme de 1814 qui vivait encore en lui n’ajoutait aucune foi aux intentions pacifiques de la France de 1830. Il se croyait toujours en face, ou de la France républicaine prête à asservir les peuples sous prétexte de les affranchir, ou de la France impériale ne songeant qu’à bloquer l’Angleterre dans son île pour exercer sur le continent une domination sans contrôle. Il ne voyait partout que pièges cachés et arrière-pensées malicieuses, ce qu’il appelait le pied fourchu se cachant sous un nouveau déguisement. Le poste qu’il allait occuper dans la Conférence lui semblait celui d’une sentinelle chargée de dépister et de déjouer l’intrigue française, bien plutôt que de défendre la liberté de la Belgique ; et il s’apprêtait à consacrer à cette tâche toutes les ressources qu’une nature âpre et passionnée pouvait trouver dans un esprit sagace et vigoureux.

Cette hostilité soupçonneuse et toujours en éveil de Palmerston contre la politique française, due aux premières impressions de sa jeunesse, et qui a fait de lui, jusqu’à un âge avancé, un de nos adversaires les plus acharnés et les plus perfides, est la seule chose qui puisse expliquer (et encore d’une manière insuffisante) une des plus grandes singularités que j’aie rencontrées