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Chênebier, avait dirigé en hâte des réserves, ordonné de reprendre le village coûte que coûte. Mais les divisions Penhoat et Cremer s’y maintenaient en dépit de tous les eddorts. L’attaque allemande se replia. Succès inutile, puisque, loin de poursuivre le mouvement sur la gauche, de gagner résolument la route de Lure, la seule qui put mener à Belfort, Bourbaki se bornait à pousser encore une fois devant lui, contre le mont Vaudois, contre ces hauteurs derrière lesquelles l’ennemi trois fois moins nombreux manœuvrait à l’abri de ses canons, l’armée fourbue. Partout, à Montbéliard, à Bussurel, à Héricourt, à Chagey, elle était repoussée, sans avoir même pu atteindre le mince fossé de la Lisaine. À deux heures, Bourbaki, parcourant en arrière du front de bataille la ligne des troupes, accostait en sortant du bois de Couthenans le général Pallu de la Barrière, qui attendait, immobile en avant de la réserve. Les traits du général en chef étaient ravagés d’une amertume inexprimable. Il ployait sous la fatalité de ne pouvoir rien, de ne croire à rien, de se trouver, sans autre viatique qu’une bravoure stérile, en face de l’écrasante situation à laquelle il était inférieur. Faisant signe à Pallu de la Barrière de l’accompagner, il lui confia son angoisse : on avait échoué partout, et ce qui était plus grave, une nouvelle armée allemande était signalée, avançait vite, menaçant de couper les communications. Que faire, sinon battre en retraite ? Quelques pas plus loin, à un carrefour, le général Billot apparut, venant de Chênebier. Les généraux Feillet-Pilatrie et Bonnet étaient là. Sous la pluie battante, on mit pied à terre, on entra sous bois. Entouré des généraux et de leurs aides de camp, Bourbaki tint conseil. Les états-majors et les escortes attendaient, anxieux. Billot, interrogé, se déclarait prêt à marcher, à tenter l’offensive sur la gauche ; son corps n’était pas encore entamé ; la réserve demeurait intacte. Il jugeait la retraite prématurée. Son aide de camp, le commandant Brugère, insistait aussi.

— Vous êtes un fou, dit Bourbaki. À votre âge, j’aurais peut-être pensé comme vous. Mais je suis général en chef, et j’ai la responsabilité ! — Il inclina le front, et après un silence, soupira : — Commandant, les généraux devraient avoir votre âge. — Puis Billot revenant à la charge, il le prit à part : — Les Prussiens sont à Gray, marchent sur Dôle. Que j’attaque sans succès, je suis pris. Les troupes auront Manteuffel à dos.

Devant le spectre d’imminentes, de pires défaites, tout fut dit.