Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
27
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

naissances d’un jour ou deux, comme la dernière, d’où il avait rapporté le renseignement dont Bordone avait fait fi. La jactance du sire l’emplissait de rancune. Il haussa les épaules. Après tout, son devoir était rempli ; il ne songeait plus qu’au repas bruyant, dans le restaurant plein de femmes, de lumières et de chemises rouges, à la soirée de jeu. Madeleine lui faisait honneur, envie à tous ; des yeux luisaient à son passage. Est-ce que ce fou de Malonski, hier, ne lui avait pas dit : « Tu es décavé ! Joue-moi ta femme ! » Plus souvent ! Il avait, dans l’inaction forcée de Dijon, achevé de redevenir le risque-tout, le passionné de jadis. Ce milieu trouble, cette libre existence de fièvre, de débauche et de sang, l’imprévu de la guerre, tout renouvelait le vieil homme, soufflait sur les braises, l’élançait dans une flambée de jeunesse et de plaisir. Il évitait de penser à ses frères, à la franche cordialité du forestier, à la sévérité grave du marin. Même il ne recherchait pas les occasions, pourtant fréquentes, de rencontrer le cousin Charles. L’ingénieur, attaché à l’état-major, se morfondait à Dijon. Ennuyé de ne rien faire depuis cette expédition où avec tant de joie ils s’étaient retrouvés, il guettait le moyen de se rendre de nouveau utile. Mais Bordone ne songeait guère à tirer parti des torpilles, pas plus que du reste. Justement Frédéric aperçut M. Réal venant sur l’autre trottoir, et, profitant de ce que l’autre ne le voyait pas, il s’abstint de lui faire signe. Sans doute il l’aimait bien ! mais le cousin Charles était si rangé, si absorbé par ses sentimens de famille. Au bout de dix minutes, bien qu’intelligens tous deux, ils ne trouvaient rien à se dire, sans communion de vie, d’idées.

Joyeux d’atteindre l’hôtel, où l’on menait grand bruit, il grimpa quatre à quatre, heurtant à la porte. — C’est toi ? criait une voix jeune. En jupon, la chemise glissant aux épaules, Madeleine ouvrit. Les volets étaient clos, un bon feu chauffait la pièce. — Je m’habille, fit-elle. Il jeta son béret sur le lit, où la robe à falbalas était préparée. Une bougie sur la cheminée doublait, dans la glace, la nuque ronde et grasse. Sur la blancheur du cou, qu’un grain noir mouchetait, les lourds cheveux tordaient leur chignon d’or. Il se pencha, baisa les mèches frisottantes, le pli satiné des épaules.

Elle demanda : — Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

— Rien de bon. Les Prussiens arrivent, ce pantin de Bordone nous laissera surprendre, comme à Autun.