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réparation. L’œil n’évoque plus, devant la haute assise de ce continent, cette sombre monotonie de la grève de Guinée, frangée d’une barre éternelle, ni la ligne mince et morte de l’horizon, de la forêt cabrée devant les vagues sur un prolongement de six cents lieues, péristyle des solitudes infinies accumulées derrière, dans leur épouvante verte ou brûlée. Au moment de fouler cette Nouvelle-Grenade que sillonnèrent jadis tant de ricoshombres, où un Heredia planta, aux temps fabuleux,

Une ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or,

cette aurore de triomphe brille prophétiquement, et cette brise qui se lève semble une fragrante messagère d’horizons heureux, des joies qui nous attendaient.

Sur le bateau prêt déjà à repartir, se rue la suprême bousculade des malles, des ballots multiformes entassés pêle-mêle à fond de ténèbres, de toutes ces choses lourdes ou menues, puissantes ou fragiles, plongées dans l’in-pace des cales sur le quai de France et qui s’exhument à présent, sentant le moisi du voyage, comme étonnées, à la grande lumière d’Amérique.

En bas, dans le salon où ce soir notre place sera vide et qui a déjà pris son air d’ennui et de désertion, quelques accords passent une dernière fois par bouffées dans le claquement des portes. En chapeau de paille, le cache-poussière aux épaules, une jeune fille enlève encore sur le piano cette fugue de Vieuxtemps familière à ses doigts et à nos oreilles. Aujourd’hui elle se hâte, car déjà le maître d’hôtel annonce en s’esquissant que tous les bagages sont sur le pont. Et je ne sais quoi d’infiniment triste s’exhale de cet air précipité, comme un adieu plus éolien, plus fugace à la maison flottante où nous avons passé tant d’heures contemplatives. D’où viennent ces mélancolies sans sujet et sans expression liées ainsi à de simples départs de villes d’eaux, à des montées en omnibus en emportant la dernière sonorité échevelée d’un orchestre de tziganes ? Rappel indéfinissable du destin, ultime et inarticulé signe de souvenir jeté en hâte par ceux qui vous ont connu un moment dans la grande hôtellerie de la vie et qui, bientôt, auront disparu pour toujours, dans le tourbillon des êtres comme dans la mort…

Deux ou trois heures plus tard, au seuil d’une ville poudreuse à fils télégraphiques qui est Barranquilla, le port principal et la première douane de la République.