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paisible et si colossal à trois cent quarante lieues du rocher aérien où suinte sa première gouttelette, on évoque non sans inquiétude respectueuse les étendues qu’il traverse ; on pressent, derrière les lointains fermés, la succession de ces zones différentes, si sauvages et si grandes que l’homme ne les a pas toutes parcourues ; — en bas, celle des forêts, la lumineuse et la farouche ; — plus haut, celle des cultures et des villes ; — enfin, les dépassant toutes, celle des monts, — dont les derniers étriers ne reçoivent même pas la visite des aigles et n’ont pour témoins que les étoiles.

Et voici que, devant les proportions si peu attendues de ce fleuve hier encore bien vague dans mon imagination, devant cette « route qui marche, » l’une des moindres pourtant du Sud-Amérique, une sorte de stupeur m’envahit, l’intuition soudaine d’un monde géant, en même temps, je dois le dire, que de notre risible ignorance européenne. Quoi ? Une pareille artère, deux Seines bout à bout, et pouvoir parier que dix millions de Français en ignorent jusqu’au nom ! Mais alors, et les tableaux connus, les splendeurs classées ? Que doit-ce être que l’Orénoque ? Que l’Amazone ? Que les Andes ?

N’importe, il est agreste, après de tels vagabondages, de ramener simplement sa pensée à la surface immédiate de cet immense fossé coulant à pleins bords dans l’une des plaines alluviales les plus grandioses qui soient et y lançant ces mille petites criques, signes et jalons des hésitations de son cours. Une autre où je m’attarde, disparaît sous les taches d’or vert des nénufars ; au-delà, commence l’initiale impression du grand paysage colombien, avec ce fleuve de métal sur le vert tacheté des prairies éparpillant çà et là les plumeaux des cocotiers, plantureuses prairies à la teinte moussue et dorée, où les marais fument, où les appels du matin se répondent, où le paysan, haut sur son champ, regarde. Les herbes des rives enfouissent des bœufs immobiles, à demi perdus. Mais le détail typique est peut-être fourni surtout par ces vols, ces essaims nombreux, tordus, irréguliers dans l’air bleu, de perruches froufroutantes et jacassantes, tandis que dédaigneusement quelque beau héron perché sur la berge tourne de côté son long bec inquiet, inquiet des ronds que les poissons, en sautant, élargissent à la surface de l’eau. Sans ces élancemens de fûts grêles exotiques, empanachés de plumes, sans les crosses des palmiers, on aimerait sans doute à y rêver l’une de