Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 162.djvu/435

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces riches campagnes dont parla le poète et que clôturent les versans des Alpes. La même joie illumine ce site pareillement bucolique où l’on cherche presque des yeux le laboureur mantouan. Ici, comme là-bas, l’éveil des métairies, l’évaporation des sous-bois se parent du même charme pastoral et le regard va, sans se lasser, de toute cette lumière à toute cette ombre.

Un aimable Français qui possède ici une installation agricole fort complète, une hacienda, m’a prié à en faire le tour. Son domaine, qui est riche, herbeux jusqu’à l’orgie et partiellement inondé en ce moment, s’étend le long du fleuve, très au-delà de la voie ferrée de Puerto Colombia. Et rien, certes, ne s’offre plus réconfortant à voir, plus sain d’aspect, que ces gras pâturages où les bêtes, tout entières, disparaissent, les quatre pieds, le ventre enfouis dans cette nourriture vivante, d’où n’émergent que des paires de cornes, des mufles levés qui broutent.

J’enfourche un bon cheval offert par mon hôte, une de ces bêtes sûres, accoutumées aux enjambemens des touffes et des serpens et qui vont continuellement d’une allure apprise, contorsionnée, disgracieuse, mais sans déplacemens, sans secousses, le paso.

Et aussitôt, en avant par les espaces verts, en avant par les potreros qui sont les prés touffus et bas ; à travers les champs de cotonniers, hauts et surchauffés, et les étendues couvertes de melons qui rampent tout naturels, sans arrangement, sans cloches ridicules, au hasard bienfaisant de la nature.

Vite, vite, fondre cette mer d’herbes à laquelle on n’aperçoit nuls rivages, se griser d’allures, passer violemment, le large chapeau baissé, sous ces acacias qui vous fouettent au visage ; goûter, pour une seconde, mais intensément, l’illusion de posséder, d’avoir en propre un bien ici-bas dont, en quelque point qu’on se place, on n’embrasse pas toutes les bornes, qui ne soit pas strictement décrit et évalué sur timbre comme les moindres parcelles de notre sol français ; de se sentir maître d’une chose presque illimitée ; de pouvoir monter sur l’horizon et se dire : Tout cela est à moi !

O vertige de la course échevelée, griseries de l’espace, de la vitesse ! Folles évocations ! On croit goûter ce libre sort, la vie au vent, les jours de galop, de pluie et de soleil ; à circuler, très pressé, l’illusion artificiellement tendue parmi ces troupeaux qui vous dévisagent à l’arrêt, yeux placides et mufles tranquilles, on