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se sent, quelques rapides minutes, l’âme aventureuse, éperdue d’immensités, le destin intrépide et fier des gauchos.


Un jour encore et m’y voici donc, sur sa belle onde lente, à ce grand fleuve, par la plus chaude des après-midi de soleil, en route très doucement pour l’intérieur, pour Bogota, la capitale. Du grand steamer à fond plat, à roue postérieure, construit enfin sur le modèle immuable de tous les buques fluviaux du Sud-Amérique et qui s’avance sur cette nappe, sur ce bourbeux éventail, avec une impression de glissement muet tout à fait délassant, nous défilons devant les lourds fonds de scène qui sont ras et surélevés à la fois et où Barranquilla, déjà dépassée, émerge à peine de la rougeur de ses toits, telle qu’un troupeau couché dans l’épaisseur des prés. La ville se fait de plus en plus petite, de plus en plus perdue parmi ces pâturages, parmi les incommensurables espaces d’alentour où le fleuve et la forêt, solitudes jumelles, semblent ironiquement regarder, à leurs lisières, s’agiter l’atome. D’ailleurs, quelques coups de palette, et tout aura disparu qui pourrait rappeler l’homme encore, jusqu’à ces dernières prairies où se dissémine le bétail, jusqu’à ces paysages à la Potter, coins de campagne semés de bouquets verts et de scènes champêtres. Sans transition, derrière un coude du fleuve s’est ressaisie la totale nature de ces latitudes et nous nous trouvons — enfin ! — face à face avec le monde que, moi, je suis venu voir, le monde tropical, exubérant et vierge, avec le cadre lier de ce Magdaléna qui écarte ses deux rives touffues pour nous mieux laisser voir l’horizon d’eaux et de bois invraisemblablement accablés de lumière. Et encore ces premières richesses ne sont-elles qu’un prologue, paraît-il, qu’un hors-d’œuvre pour nous mettre en appétit ; je le veux bien croire, puisqu’elles se déploient ici sur les ultimes prolongemens, sur les plus maigres limons des alluvions magdaléniennes. Par places en effet, des trous, des manques, s’arrondissent dans ce manteau royal de verdures : steppes déserts s’ouvrant les uns sur les autres, sauvages et gris, plantés seulement de cactus cierges morts ou mourans et dont les stipes grêles ont l’air d’échalas sur une vigne abandonnée. On sent, là, que le caillou affleure, que le lit insondable de galets accumulés par les siècles de siècles, prend sa revanche, aidé des pluies dissolvantes et ruisselantes. Du reste, comme pour en racheter la maussaderie, ce sont, autour de ces