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forêt qui pousse en quelques instans au noir violent, et cette structure géométrique des crêtes qui se fond dans l’atonie du ciel. Au-dessus, s’élancent bientôt des colonnes de fumée, des tire-bouchons de nuages, précipitant encore leur fraîcheur vers le Magdaléna torrentueux, invisible et muet, vers toutes les confuses chansons de l’ombre. Et la nuit, la grand nuit tombale descend sur tout cela.


Vers Sogamoso, l’on pénètre enfin au sein des plus somptueux empires que puisse offrir la nature vierge. Fourmillement de bambous bottelés comme des piques, extravagances d’arbres et trames serrées de lianes, rideaux feuillus remplissant les interstices des futaies, tout cela jaillit sans effort de la terre exubérante. Cette fois j’y retrouve, oui, puissante et animale, cette sensation de Guinée aux excès de végétation, aux cataractes de feuillages ! Et tout de même, là-bas, il y avait en plus, par-dessus l’océan des toisons virides, une note spéciale de désespérance sans limites dont rien ici n’approche. Elles étaient plus étouffantes, ces solitudes, et plus sombres, plus pesantes sur la chétive misère de la vie. L’on s’y sentait plus inexorablement emmuré. Dans les étroites clairières des villages, fermées circulairement par les parois à pic de la forêt, on aspirait fébrilement vers le cercle de ciel découpé entre leurs sommets. Mais ce ciel, lui-même, était de plomb et ne rayonnait que lassitude et souffrance. Tous les arbres, poussés droits, demeuraient immobiles, à demi drapés de leurs lourds festons enroulés. Parfois le paysage se faisait si muet, si implacablement rigide, qu’on l’eût cru soudainement métallisé, durci. On n’apercevait jamais un coin d’horizon ; on ne pouvait pas monter sur quelque colline pour voir et pour respirer, sans trouver encore au-dessus, autour de soi, cette profondeur engourdie des selves, ce sol triste d’humidité sous le demi-jour. Eternellement, on râlait vers ce disque d’air libre qui était pourtant toute la vie et où jamais un souffle de brise n’avait passé.

Ici, je ne sais quoi de plus gracieux, de plus aéré revêt une puissance végétale à peu près pareille. Peut-être, — oh ! cela, j’en suis sûr, — le soleil est-il moins violent, moins chargé de malédiction, de haineuse lumière. Il semble moins soucieux de terrasser le monde. Enfin, plus de diversité, de gaieté revêt ces entassemens de feuillages. Ils forment moins muraille ; ils offrent des reculs, des panaches inattendus, des avenues charmantes, des