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lui-même, jadis labouré par la fureur du fleuve. Aux rives à pic, si furieusement burinées, aux roches polies abandonnées partout, on demande compte du travail de Titan que dut un jour fournir cette masse d’eau pour emporter la barrière dressée devant elle par les Andes, pour s’ouvrir un lit entre ses deux tronçons. Sur les flancs parallèles des collines de l’Est entre lesquelles elle coule relativement presque sans effort, on aperçoit, comme des étages successifs descendant à son niveau actuel, les stades persévérans de sa poussée. On songe aux temps de la Préhistoire où les vagues atteignaient là-haut, à cette ultime érosion des faîtes ; où cet entonnoir que nous arpentons était le fond d’un lac de deux cents mètres d’épaisseur ; où toute la belle et gigantesque vallée qui s’étend derrière, jusqu’à Neiva, peut-être, n’était qu’une nappe limoneuse. Quels bouleverse mens, quels abîmes, sans yeux pour les contempler !

Et par une association d’idées bien secrète, ma pensée retourne aujourd’hui, loin en arrière, à l’un des paysages qui m’ont toujours semblé empreints de la plus personnelle et de la moins analysable mélancolie, à cette plaine encaissée du Valais que remplirent pareillement jadis, d’où s’échappèrent, en forçant les Alpes, les flots majestueux du Rhône ; à l’adorable site que dominent les tours calcaires de la Dent de Mordes, l’éclatante neige de la Dent du Midi et au-delà duquel, le château de Chillon, en saillie sur son roc, reflète ses toits de tuiles grises dans le miroir ineffable du lac de Genève…

Donc, sur ce chemin de Bogota où la terre et la rocaille retrouvées commencent à me brûler les pieds, où la fièvre des hauteurs se nourrit aux 34 degrés qu’accuse le thermomètre, Honda n’est que la plus transitoire des étapes. L’auberge, qu’un euphémisme aimable qualifie Gran Hotel, figure assez bien le tournebride d’autrefois où l’on changeait de bottes et de chevaux avant quelque passage accidenté de la route. En effet, comme déjà le chemin de fer finit ici, au pied des montagnes, c’est à mule ou à cheval maintenant que nous devrons continuer notre voyage. La cordiale troupe que nous formions, presque depuis la France, va se disloquer selon les nécessités de l’âge ou de l’humeur. A quatre, nous prendrons les devans, en bons et allègres cavaliers que nous sommes, et les autres suivront de loin, iront leur pas, à journées modestes, quelques-uns, d’aventure, en chaise à porteurs. Avec de vrais regrets, avec des souhaits répétés