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se continue deux heures encore pour trouver son expression totale devant l’hôtellerie du Consuelo, où se trouve dressée la table du déjeuner. Les mots se lassent, les exclamations retombent quelque peu honteuses. Mais il faudrait avoir l’âme d’un Scythe pour ne pas vibrer. Là-bas, là-bas, les Andes, barrant le ciel, d’une dentelure triomphale, d’une écume de sommets, les Andes ! Et d’elles à nous, dans une profondeur sans mesure, cette chose minuscule, le Magdaléna qui serpente, l’infinie ondulation paresseuse, le reflet d’épée tordu et perdu dans une brume irréelle, vers le Tolima. Encore serait-ce peu, si tout l’espace compris entre là-bas et ici, ces trente lieues de pays intermédiaire n’étaient, non pas semées, mais remplies, mais saupoudrées d’un amoncellement de chaînes, de cols, d’éminences tassées et probablement superbes eux aussi, mais rapetisses, aplatis de la hauteur où nous sommes, vagues taupinières écrasées contre le sol.

Ce sont surtout les extrêmes fonds, qui vous fascinent, ces frontières du ciel où la pensée ne devance plus le regard, dentelures parallèles, Cordillère centrale d’un outremer sombre, d’une si solennelle assise, telle qu’on dirait d’énormes vagues de la terre pétrifiées et arrêtées là. Au-dessus, des plafonds de cumulus, des traînées d’écharpes jaunâtres pèsent encore sur ces brumes, renforcent de leur ennui éternel cet assombrissement des lointains si violâtre et si sombre, d’une majesté si funèbre malgré les torrens poudreux du soleil et qui forme, je pense, la beauté spécifique et le caractère dramatique de ces montagnes-ci. Si l’on excepte quelques fumées, très lentes, qui se renversent çà et là, rien ne tressaille, rien ne bouge dans le repos éternel de ces couleurs mortes, de ces nuances noyées. Instinctivement, l’oreille après l’œil se tend, inquiète, vers l’incroyable tranquillité.

Notre entière chevauchée du reste, toute cette ascension vers Bogota progresse dans le déconcertant. A peine franchi le Consuelo, un autre point de vue plus complet encore, s’il est possible, se déploie. Nous atteignions en effet à la culminante altitude de ce système montagneux où nos lacets ont peiné depuis ce matin. Mais notre escalade s’était constamment tenue sur son flanc occidental, sur l’ensemble de contreforts et d’abîmes qui regardent la nappe magdalénienne. Que nous réservait le sommet ? Des plateaux, des anfractuosités indéfinies ?

Nullement ; voici ce que j’aperçois : le sol manquant presque sous les pas de ma mule pour un effondrement colossal de toute