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le ciel bleu au-dessus des sombres feuillages, et l’eau du lac violette à l’extrémité. Il s’apercevait lui-même, marchant en avant des autres avec la jeune fille. Il revoyait la silhouette de celle-ci, mince et souple, son visage, si clair dans l’ombre de son chapeau un peu avancé, et sa démarche légère. Il entendait sa voix le questionnant sur les tableaux de sa collection de Paris, sur leur histoire, sur les raisons de ses préférences, sur ce qu’elle devait voir elle-même dans son voyage, et s’écriant : « Quel dommage que vous rentriez et que vous ne puissiez pas nous montrer Florence !… » Son émotion d’alors se renouvelait tout entière, délicieuse à en défaillir, tandis qu’Antoinette lui parlait ainsi, — amère à en mourir, quand, à un moment, craignant sans doute de s’être trop livrée, elle s’était soudain arrêtée pour appeler son fiancé qui marchait en arrière avec M. et Mme de Montéran. Et Philippe revoyait le gros et lourd Albert Duvernay s’avancer vers eux du fond de l’allée, fumant un cigare, balançant sa canne, si brutalement lourd et commun que l’idée du prochain mariage de la jeune fille avec ce garçon lui avait causé une douleur physique presque insupportable et qu’il avait eu, lui aussi, comme elle l’autre jour, des larmes dans les yeux… Les avait-elle vues, ces larmes de pitié, rouler tout à coup sur ces joues d’homme, et, devant cette preuve d’une trop complète intelligence du drame secret de ses fiançailles, avait-elle redouté de n’être plus assez maîtresse de sa propre émotion ? Avait-elle deviné, derrière cette pitié, un sentiment plus tendre et qu’il lui était interdit d’encourager ? Toujours est-il, qu’à partir de ce moment, elle évita de nouveau tout entretien particulier avec Philippe, mais elle semblait lui en demander pardon cette fois, par une touchante gentillesse de manières à son égard, se rapprochant de son père et de sa mère quand il était avec eux, l’écoutant causer avec une attention presque admirative, si séduisante enfin de grâce et de réserve, qu’à la veille de la séparation, le désir de lui parler en tête à tête et de lui montrer ce qu’il pouvait lui montrer de ses sentimens fut plus fort chez l’amoureux que la timidité, que la prudence, que les convenances mêmes. Les Montéran devaient le lendemain de bonne heure prendre le train pour Milan et Venise, et lui pour la France. Il osa, ayant rencontré Antoinette seule dans le salon d’en bas et qui rapportait des livres à la bibliothèque de l’hôtel, lui demander de faire quelques pas avec lui. Il l’entraîna jusqu’à la balustrade de la terrasse, et là, tous deux