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LE FANTÔME.

moindres désirs d’une femme, une étude pour essayer d’en contenter tout ce que l’on peut en contenter, épier les moindres nuances de sa sensibilité afin d’y conformer la sienne et de ne jamais la froisser, penser à elle avec une fixité si continue que l’on se déprenne de ses propres joies et de ses propres douleurs pour ne plus éprouver que ses joies et ses douleurs à elle, considérer comme une suprême conquête d’être accepté par elle pour confident, pour serviteur, pour appui ; tout subordonner : habitudes, plaisirs, intérêts, à la possibilité de se trouver dans sa présence, de respirer dans son atmosphère, — toutes ces délices, tour à tour disputées et savourées, de l’amour désintéressé, ne sont-elles pas des émotions d’une intensité souveraine ? Et que possédons-nous jamais d’un être, sinon les émotions qu’il nous donne ? Il faut certes, beaucoup d’âme pour se mouvoir dans ce monde du dévouement, j’allais dire de la dévotion amoureuse, et une telle passion exige cette puissance d’idéalisme, dans la vraie acception du mot, qui est à la base de toute intense vie intérieure. Peut-être l’anomalie du sort de Philippe d’Andiguier, cette sollicitude de tant de jours pour une mère dont la raison égarée ne le reconnaissait pas, l’avait-elle prédisposé à concevoir comme naturelle cette tendresse sans réciprocité, dont la ferveur de martyre a été profondément exprimée dans le cri célèbre : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? » Peut-être ses goûts d’amateur d’art, en lui dévoilant les secrètes poésies de la contemplation, avaient-ils exagéré en lui cette faculté méditative qui confine au mysticisme ?… Quelles que fussent les sources cachées de cet amour, telles elles avaient jailli de ce cœur d’homme à l’apparition de cette jeune fille, séparée de lui par d’infranchissables abîmes, telles elles avaient continué d’y couler, à flots tour à tour doux et amers, mais toujours aussi brûlans, aussi nourris, pendant ces onze années que la jeune femme avait vécues encore, — et depuis.

Onze années, cent trente mois ! Comme c’est long quelquefois à vivre ! Comme c’est court à se rappeler, dans cette perspective du passé qui ramasse tant d’impressions dans l’éclair impuissant du souvenir ! D’Andiguier se faisait parfois l’effet, quand il y songeait, d’un piéton fatigué, qui, arrivé au sommet d’une haute montagne, après des heures et des heures, se retourne, et, voyant le ruban de la route qu’il a parcourue se dérouler sous