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LE FANTÔME.

à sa disposition, avec quelle ivresse ! courant les magasins et les ventes pour elle et quelquefois avec elle, heureux, comme il ne l’avait jamais été de ses plus miraculeuses trouvailles, quand il avait pu lui procurer un meuble rare, une étoffe qu’elle désirait, un bronze précieux. L’indifférence avec laquelle M. Duvernay acceptait cette intimité grandissante aurait assez prouvé à l’amoureux quadragénaire combien il était peu dangereux, quand bien même les glaces des brocanteurs, dans les boutiques desquels il accompagnait Antoinette, ne lui eussent pas montré sans cesse son visage flétri, ses cheveux grisonnans, ses gestes gauches, à côté du sourire frais, du teint clair, de la chevelure blonde, du buste svelte de la jeune femme. Ce n’étaient pas ces comparaisons qui avaient empoisonné d’amertume son entrée dans la familiarité du jeune ménage, mais de constater combien sa première impression sur Albert Duvernay avait été juste et à quel compagnon la fine Antoinette était liée. Cet homme, sensuel et volontaire, avait eu pour cette femme un caprice tout physique. Il l’avait assouvi par le seul moyen qu’il eût à sa disposition, — le mariage. — Et puis, s’était-il passé entre eux un de ces drames d’alcôve, où l’abandon glacé d’une femme tourne un caprice de cet ordre en aversion haineuse ? Ou bien ce brutal garçon était-il de ceux qui n’ont d’amour que dans le désir et que la possession détache ? — Toujours est-il que, dès la fin de la seconde année, il s’était mis à traiter sa femme avec une extrême dureté. Elle commençait une grossesse qui devait être rendue plus pénible encore par la mort, survenue coup sur coup, de sa mère et de son père… N’était-ce pas hier encore, qu’au lendemain de l’enterrement de son ancien collègue, d’Andiguier avait trouvé Mme  Duvernay dans son petit salon, au crépuscule, seule, sans lumières, étendue sur sa chaise longue, au coin du feu ? Et là, pour la première fois, pour la dernière aussi, elle avait rompu le pacte de silence qu’elle lui avait imposé jadis et qu’elle-même gardait scrupuleusement. Il la revoyait, toute en noir, fixant la flamme de ses yeux profonds, reprenant leur conversation de la Villa d’Este, avouant enfin la cause vraie de ses sanglots d’alors, racontant ses luttes, ses hésitations, son désespoir avant la décision, puis cette décision, et la torture de ses fiançailles, la torture pire du mariage. Le cri, entendu jadis par d’Andiguier, le « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! » du balcon, avait eu là son horrible commentaire. Cette conversation ne s’était pas renouvelée. Elle avait suffi pour que Philippe,