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LE FANTÔME.

qu’elle ne donnerait jamais un beau-père à Éveline, « quel qu’il fût, » avait bien touché en lui un point malade. Aurait-il aimé, s’il n’avait pas été en contradiction avec sa propre sagesse, et souffert d’apprendre à nouveau ce qu’il savait pourtant si bien, ce qu’il acceptait, ce qu’il oubliait sans cesse : — qu’Antoinette ne l’aimait pas, qu’elle ne l’aimerait jamais ? Cette souffrance n’était rien auprès de son soulagement à voir briller dans les yeux de la jeune femme cet éclair de volonté qu’il connaissait pour l’avoir vu à la Villa d’Este passer dans ces prunelles dont l’azur si tendre devenait alors presque métallique. Il n’avait point douté que cette résolution de rester veuve ne fût aussi réfléchie, aussi fixe, qu’autrefois sa résolution de se marier. Et une nouvelle période avait commencé, si brève, mais si délicieuse, qu’à se la rappeler, des larmes d’attendrissement lui mouillaient les paupières, tant son amour passionné pour la mère et sa reconnaissante affection pour la petite fille s’étaient alors mélangés dans des émotions d’une inexprimable douceur. Insensé ! Comment avait-il pu croire qu’une telle félicité était le lot durable d’un homme ? Il l’avait cru pourtant, et que cela ne finirait jamais, qu’ils vivraient ainsi indéfiniment : — elle, menant, comme elle faisait depuis son veuvage, l’existence d’une femme isolée, pas tout à fait recluse, mais presque, qui ne reçoit plus qu’un nombre restreint de parens et d’amis, et qui, absorbée par l’éducation de sa fille, s’applique à se dérober au monde, à s’effacer, à passer inaperçue, — lui, l’hôte assidu de cette maison paisible, regardant la mère sourire à l’enfant, réchauffant la solitude de sa vieillesse à l’intimité de ce foyer et ne les quittant l’une et l’autre, que pour s’occuper encore d’elles. Il avait trouvé le moyen de concilier son amour et ses goûts de collectionneur. Il avait, par testament, fait Mme  Duvernay, et, à son défaut, sa fille, les héritières de son musée, dont il s’occupait maintenant avec plus d’ardeur encore. Ses seules absences étaient des courses en Italie, dans cette inépuisable Italie, où il ne désespérait pas de découvrir le tout ou partie des cinquante-huit tarots restans d’Ambrogio de Predis, et, en attendant, il rapportait de chaque voyage quelque chef-d’œuvre de plus à léguer à son amie, avec l’ivresse de penser que, plus tard, quand il serait parti pour toujours, un peu de lui l’envelopperait, la comblerait, la charmerait… C’était au cours d’un de ces voyages que, rentrant à Pise, d’une excursion à Montalcino, au delà de Sienne, il avait appris par télégramme cette