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geuse et la simplicité de sa foi, tandis que la jeune femme saignait dans toute sa sensibilité frêle. La fatigue de sa grossesse achevait de l’abattre. L’immense bonheur, l’angoisse délicieuse du début, quand elle s’était aperçue de l’humble vie qui frissonnait en elle, étaient loin, submergés, noyés dans un débordement de préoccupation et de transes. L’absence de nouvelles l’affolait. Tous ces événemens sinistres, cette succession de combats et de retraites dont elle recevait le coup de foudre à travers quelques lignes de journal, et qui se bornaient à un détail sommaire, la harcelaient d’épouvantes sans fin. Quels contre-coups innombrables, quelle infinie complication de misères en résultait-il pour lui ? Comment espérer que, dans ce tourbillon qui emportait comme un fétu le destin d’une armée, une pauvre existence résistât ? La somme de tous les maux s’appesantissait sur Eugène. Se pouvait-il qu’il fût sain et sauf ? Elle le cherchait dans cette foule et ne le retrouvait pas. Ses insomnies étaient atroces, ses sommeils pleins de visions qui ne lui laissaient à l’aube que leur effroi confus.

Un jour, c’était le 15, un dimanche, elle s’était levée sous le poids de ce malaise. Une langueur étrange la dissolvait. Est-ce un pressentiment ? se disait-elle. Elle avait voulu écarter l’obsession, s’était jointe à Gabrielle et à Marcelle pour de menues besognes domestiques, dont ordinairement elle laissait tout le soin à Mme Réal, mais elle n’était pas parvenue à distraire sa pensée. Le déjeuner, vis-à-vis du grand-père taciturne, fut particulièrement morose. Comme elle remontait dans sa chambre, — trois heures allaient sonner, elle le remarqua, — elle sentit une détresse l’envahir. Lentement, car des douleurs de reins lui rendaient pénible la montée, elle gravissait les marches, s’arrêtant pour souffler. Devant sa porte, elle hésita une seconde, poussa le ballant, comme avertie. Et, en même temps qu’elle entendait trois heures sonner, d’un timbre plaintif, à la pendule de Saxe, elle aperçut, du seuil, Eugène étendu sur le lit, affreusement pâle. Il lui souriait avec une douceur navrée, sa vareuse ouverte, du sang à la chemise. Au cri terrible qu’elle poussa, l’hallucination disparut. D’en bas, Gabrielle, entendant le bruit d’un corps qui tombe, s’élançait, relevait la jeune femme évanouie. Depuis, l’image tragique hantait Marie. Tous ses doutes s’étaient changés en une certitude qui la poignardait, Eugène était blessé, mourant, mort peut-être. Elle voulait partir, obéir à l’appel fatal.