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soupirait : « C’était trop beau, trop au-dessus d’elle ; pourtant elle ne pouvait détacher de lui sa pensée. Puisse la petite médaille bénite le protéger, lui porter bonheur !… »

Un galop retentit au bout de l’avenue. Des dragons parurent. Le chef de la réquisition, un lieutenant à figure mauvaise, baragouinait d’un ton rogue, réclamant le propriétaire. Jean Réal s’avança, la tête haute :

— C’est fous qui refusez tes foidures ? Tonnez-les fite ! — Je ne donnerai rien, dit le vieillard, j’ai assez donné. Vous êtes les plus forts. Libre à vous de prendre. — Le lieutenant éclata d’un rire insultant. — Oui, oui, lipre brendre. Prussiens forts. Français punis ! Montrez les foidures. — Cherchez. — Furieux, le lieutenant faisait mettre pied à terre à la moitié de ses hommes. Ils couraient aux écuries, fouillaient les communs, réunissaient chevaux de trait, charrettes et haquets. Un autre ouvrait les remises ; le lieutenant aperçut le phaéton, le coupé, et, sous sa bâche, l’omnibus. Ses yeux s’allumèrent, il désigna l’omnibus : — Commode, très gommode, wunderschön ! et, appelant deux dragons : Naus mit dem Zeug ! Puis, passant à l’écurie réservée, il examina d’un œil de connaisseur les robes gris pommelé, les membres nets des deux irlandais dans leurs boxes. Et aussitôt il se frotta les mains. Sur un signe, les dragons sortaient les bêtes de prix, les attelaient à l’omnibus.

Jean Réal, qui, les mains derrière le dos, contemplait les voleurs, ne put se retenir plus longtemps. À grand’peine, il avait préservé jusque-là ses irlandais, seuls qui restassent des chevaux de luxe. Lorsqu’il les vit piaffant sous leurs harnais, prêts à s’en aller pour toujours, une révolte serra ses poings. Ce dernier rapt lui faisait ressouffrir en une fois tout ce qu’il avait dû successivement avaler d’insultes, d’humiliations et de crève-cœur.

— Il ne vous faut rien d’autre ? railla-t-il d’une voix mordante. Pendant que vous y êtes, vous devriez emporter tout. — Ia, ia, dit l’autre, jouissant de sa puissance et de la fureur de ce vieux. Ponne idée, Monsié !

Phaéton et coupé, aussitôt pris, s’éloignaient, attachés chacun derrière une charrette. L’oreille basse, des vignerons emmenaient le petit convoi. Les dragons, remontés à cheval, escortaient, haut l’arme, tandis qu’à Jean Réal, blême et tremblant de rage, le lieutenant, ironique, jetait : — Maufais à votre âche, très maufais, la colère. — Les yeux injectés de fibrilles rouges, muet,