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otage. Un escadron occupait le village, qui serait pillé ; cela apprendrait à jouer du rasoir ! Le vieillard, qui avait cru tout découvert, fut presque déçu ; il avait espéré en finir sur-le-champ.

Jeté dans une salle de la mairie où était déjà Lucache, il y était gardé à vue, tandis que, dans la pièce voisine, se lamentaient le maire et Massart, ramenés avec M. Bompin, qui, son chapelet aux doigts, conservait une résignation. Toute la nuit, ils entendirent les chants avinés des uhlans, faisant ripaille dans les maisons qu’ils visitaient en maîtres. Au jour, les interrogatoires commencèrent, le capitaine, un gentilhomme visiblement fier de sa taille mince et de sa distinction glaciale, menait l’enquête.

Toutes ses questions tendaient à surprendre une corrélation entre les deux guet-apens. M. Bompin parvint à établir son innocence, on le garda cependant. Le maire se débattait : « Était-il responsable de l’acte d’un fou ? — Indubitablement. Un peu de plomb dans la cervelle vous en convaincra, » affirmait le capitaine, en prenant plaisir à sa prononciation irréprochable. Éperdu, Pacaut crut se sauver par une délation : « Si l’on cherchait bien, ce n’était pas à Sorgues qu’on trouverait les auteurs de l’embuscade. Il y avait des fusils dans les caves du château… » Sans sourciller, le capitaine donna un ordre, le sous-lieutenant de réserve avec dix uhlans partait. Massart, introduit à son tour, se confondait en protestations, finissait par donner le même renseignement que Pacaut. Satisfait, mais n’en laissant rien voir, le capitaine voulut brusquer le dénouement, par une confrontation d’ensemble. Il fit amener les autres ; Jean Réal et Lucache entrèrent la tête haute ; Massart et Pacaut semblaient deux coupables. M. Bompin, quoique inquiet, avait une contenance digne.

— Messieurs, dit avec élégance le capitaine gentilhomme, pesant ses mots, j’ai le regret de vous annoncer que vous serez fusillés tous les cinq dans une heure, si d’ici là je n’ai pas découvert les assassins de Sorgues.

Pacaut et Massart poussèrent des cris. M. Bompin baissa le front. Avec un sourire de mépris pitoyable, Jean Réal toisa le menuisier et le maire effondrés, l’un balbutiant des mots incohérens, l’autre pleurant : « Ce n’est pas moi ! » et, sans se douter qu’à l’instant même ces deux hommes venaient de le trahir, il fit un pas, et dit :

— Fusillez-moi, j’ai fait ce que tout Français devrait faire. Mais sachez que l’assassin, ce sera vous.