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au-delà. C’est la première tentative de traduire par les notes un sentiment tragique ; comme nous le disions plus haut, c’est un minimum de musique pour un maximum de douleur.

Juste presque toujours, souvent un peu faible, le récitatif des Florentins atteint quelquefois à la grandeur et à la puissance. Témoin de la mort d’Eurydice, la nymphe (Dafne nunzia) vient en hâte l’annoncer à Orphée. Hâte relative, car en cette musique la précipitation n’est guère plus que de l’empressement. Mais enfin elle vient et d’abord son visage seul trahit son émoi. Elle garde le silence. « Parle, parle ! » dit un berger, car la crainte du mal est souvent pire que le mal même. » Et, plus pressant encore : « Ah ! s’écrie Orphée, ne tiens pas plus longtemps mon âme suspendue ! » Pathétique et vraiment sublime, savez-vous ce que ce cri nous rappelle, ou plutôt nous annonce, et quel cri pareil, également sorti d’une bouche italienne, à près de trois siècles de distance, lui répond ? C’est à l’Othello de Verdi qu’il échappe, au More, adjurant aussi Iago de lui tout dire, car, « plus que l’horrible injure, le soupçon de l’injure est horrible. » (Più orrendo d’ogni orrenda ingiuria, Dell’ingiuria è il sospotto.) Pensée ou sentiment, paroles, musique, tout ici fait écho au passé. Animées du même mouvement et comme précipitées d’une seule chute, des notes identiques expriment la même fièvre de savoir. Et sans doute le cri d’Othello n’est que le premier éclat d’une crise, d’une convulsion de l’âme que la musique est devenue capable de comprendre et d’analyser tout entière, tandis que le cri d’Orphée n’a pour ainsi dire pas de suites et ne met nul obstacle à l’interminable récit de la nymphe messagère. Il n’en est pas moins intéressant de retrouver avec cette exactitude, dans l’opéra dramatique ou le drame lyrique d’aujourd’hui, l’élément et la beauté spécifique de l’opéra récitatif d’autrefois, car c’est précisément de la même beauté, récitative plutôt que mélodique, que les deux passages sont beaux. Torniamo all’ antico, répète volontiers Verdi. Il a donné l’exemple et suivi son propre conseil. S’il est vrai que ses dernières œuvres soient ses chefs-d’œuvre, c’est en partie parce qu’elles ont rétabli dans la musique italienne quelque chose de ce pouvoir de la parole, de cette verbalité, dont elle avait fait à l’origine son caractère principal et comme son essence même.

Son second caractère fut l’individualisme ou la personnalité. « Au moyen âge, a très bien dit Burckhardt, l’homme ne se connaissait que comme race, peuple, parti, corporation, famille, ou