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sous toute autre forme générale et collective. » La Renaissance renversa pour ainsi dire cette notion. Elle apprit à l’homme à se connaître, à s’aimer en soi et pour soi. Uomo singolare, uomo unico, furent les termes qu’elle créa « pour désigner un degré supérieur et l’apogée de la culture individuelle. » L’éveil ou le réveil de cet esprit eut pour effet la restauration, — qui devait durer en Italie plus de deux cents ans, — des formes ou des catégories musicales qu’on pourrait en quelque sorte appeler solitaires : le récitatif d’abord, puis la mélodie. Après au moins deux siècles polyphoniques, un solo de chant parut aux Italiens une chose nouvelle, et qui les ravit. Le génie de la Renaissance se complut dans la personnalité de l’élément ou de la créature sonore. En musique ainsi qu’en architecture et partout ailleurs, il préféra la forme isolée, mieux définie, plus concrète et comme plastique, à la combinaison et à l’enchevêtrement des formes.

De cette individualité de la musique résulta naturellement celle du musicien, je veux dire de l’interprète. « La musique, c’est nous, » avaient pu dire longtemps des voix nombreuses : celles de la foule au moyen âge ; au XVIe siècle, celles des maîtrises ou des « chapelles. » Une voix seule allait dire, et pour longtemps aussi : « La musique, c’est moi. » De cette seule voix, pourvu qu’elle fût belle, l’Italie fit ses délices. Elle l’aima, l’adora, comme le souffle mélodieux et la beauté sonore de ce corps humain, dont ses peintres et ses sculpteurs avaient tant aimé les visibles beautés. Tant que dura le style récitatif d’abord, puis le style mélodique, la virtuosité fut en quelque sorte la forme musicale de la virtù.

Pour comprendre l’importance qu’eut alors en Italie, avant les abus et la corruption qui devaient suivre, l’art et la personne des chanteurs, il faut lire le chapitre consacré par M. Romain Rolland à « l’œuvre d’un homme dont le nom résume l’art du chant dramatique et le pouvoir prestigieux de l’opéra récitatif au XVIIe siècle : Loreto Vittori. » Ses prédécesseurs florentins, les Péri et les Caccini, eurent, avec des talens égaux, une égale fortune. A vrai dire, on ne rapporte pas d’eux, comme de Vittori, que, lorsqu’ils chantaient, « beaucoup de personnes étaient obligées d’ouvrir brusquement leurs vêtemens pour respirer, suffoquées d’émotion[1]. » Mais d’autres témoignages suffisent à leur

  1. M. Romain Rolland, op. cit.