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salut de Renaud aux jardins d’Armide, voilà des « airs » encore, les uns admirables et les autres délicieux.

N’importe : en dépit du progrès de la mélodie, la parole garde l’avantage, et c’est encore un opéra récitatif que l’opéra de Lully. Le récitatif en demeure le centre ou le sommet. Il en fait la beauté, même le succès :

On ne va plus au bal, on ne vu plus au cours ;
Hiver, été, printemps, bref opéra toujours,
Et quiconque n’en chante, ou bien plutôt n’en gronde
Quelque récitatif, n’a pas l’air du beau monde[1].

Comme le discours musical des premiers Florentins, celui de Lully se modèle exactement sur le discours oratoire. Pour en suivre le mouvement, par une perpétuelle irrégularité de mesure il rompt lui-même le sien. Favellar in musica, « parler en musique » reste la définition de ce style, où la note imite l’accent et le mot plus qu’elle ne sait y ajouter encore. Jusque dans la mélodie commençante, quelque chose de verbal subsiste. Au début de Thésée, la nymphe ne chante pas : Revenez, amours ! mais : Revenez, amours, revenez ! et la grâce la plus exquise de son appel tient peut-être à cette redite finale. Voilà précisément la beauté que les grands Italiens d’autrefois ont comprise et réalisée, celle qu’a retrouvée et rétablie, en ses dernières œuvres, le grand Italien d’aujourd’hui que nous citions plus haut. Quand la Desdemona de Verdi lève vers l’époux qui l’outrage des yeux baignés de pleurs : « Regarde, lui dit-elle, les premières larmes que m’arrache la douleur. Guarda le prime lagrime che da me spreme il duol ! » Et elle reprend ; le prime lagrime ! et la phrase mélodique s’achève sur cette reprise. Cela est beau et cela est vrai : que les larmes de Desdemona soient les premières, voilà le trait le plus caractéristique, le plus touchant, et ce n’est que par une répétition verbale que la musique pouvait lui donner toute sa valeur.

Ils sont innombrables et surtout essentiels dans l’œuvre de Lully, les passages où la musique vaut surtout par la parfaite adaptation aux paroles, par une cohésion qu’on ne saurait rompre sans détruire presque toute la beauté de la musique elle-même. Lisez le duo d’Alceste, où déjà pourtant la mélodie se dessine et

  1. La Fontaine, cité par M. Romain Rolland.