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« Je ne l’ai employée, dit-il, qu’à satisfaire les oreilles des spectateurs, tandis que leurs yeux sont arrêtés à voir descendre ou remonter une machine, ou s’attachent à quelque chose qui les empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs. » Comme on l’écrivait ici naguère : « Cet homme assurément aime peu la musique. Il la relègue aux endroits où elle est dans l’impossibilité de nuire[1]. » Saint-Evremond ne la goûte pas davantage. Avec une étroitesse d’esprit singulière, il conteste, bien plus, il repousse le principe même du drame lyrique : « Il y a, dit-il, une chose dans les opéras, tellement contre la nature, que mon imagination en est blessée : c’est de faire chanter toute la pièce, depuis le commencement jusqu’à la fin, comme si les personnes qu’on représente s’étaient ridiculement ajustées pour traiter en musique et les plus communes et les plus importantes affaires de leur vie[2]. » Pour les affaires les plus communes, les dites personnes auraient tort peut-être de les traiter en musique ; mais, quant aux plus importantes, où prend-on qu’elles aient moins raison, — ou moins de raisons, — de les traiter en musique qu’en vers, et qu’il y ait dans l’opéra de quoi blesser l’imagination, plus que dans la tragédie ? Le siècle suivant montrera plus de souplesse et de sens esthétique et Grimm, autrement artiste que Saint-Evremond saura comprendre la convention nécessaire à toute œuvre d’art, quand il la définira : « Une hypothèse particulière sous laquelle on s’engage de mentir[3]. »

Cet heureux, ce divin mensonge, pourquoi l’interdire à la seule musique ? « Je commencerai par une grande franchise, écrit encore Saint-Evremond au duc de Buckingham, en vous disant que je n’admire pas fort les comédies en musique, telles que nous les voyons présentement. L’âme, fatiguée d’une longue attention où elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-même quelque secret mouvement qui la touche ; l’esprit, qui s’est prêté vainement aux impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie, ou se déplaît dans son inutilité. Mon âme, d’intelligence avec mon esprit plus qu’avec mes sens, forme une résistance secrète aux impressions qu’elle peut recevoir, ou, pour le moins, elle manque d’y prêter un consentement agréable, sans lequel les

  1. Voyez dans la Revue du 15 juillet 1895 l’article de M. René Doumic : l’Opéra et la tragédie au XVIIe siècle (à propos du livre de M. Romain Rolland).
  2. Cité par M. Romain Rolland.
  3. Encyclopédie ; article : Poème lyrique.