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LE FANTÔME.

quelque part pour t’y retirer, et que tu pourrais faire se dresser ou s’évanouir à ton gré… C’est ma seule revanche contre celle qui t’aura à elle toujours, que j’aie été pour toi quelque chose que personne ne pourra jamais être…

Elle parlait ainsi, et je lui promettais, je lui jurais de respecter sa volonté. Il eût été trop naturel que cette insistance à me tenir hors de son milieu d’habitudes m’empoisonnât d’affreux soupçons. Mais non. Je savais qu’Antoinette était vraie, vraie jusqu’à l’âme de son âme. D’ailleurs, je n’aurais pas pu discuter le moindre de ses désirs. Quand elle était là, il émanait d’elle un magnétisme qui me contraignait de sentir comme elle voulait que je sentisse. Quelquefois, en me regardant avec ses yeux bleus, d’un regard où ses énergies les plus intimes semblaient passer, elle me disait encore : « C’est moi qui ai voulu que tu m’aimes… J’en avais tant besoin… » Et c’était vrai, qu’elle me faisait l’aimer comme elle voulait. C’était une possession de ma sensibilité par la sienne, si profonde, si totale que je ne l’ai jamais secouée tout à fait, que je l’éprouve à cette minute au point de me demander si elle n’est pas là, invisible, à me répéter : « Aime-moi !… »


Nice, 6 décembre.

… Était-ce un pressentiment, que cette récurrence, si vive, si intense de ces souvenirs toujours si présens ? mais hier et avant-hier ils avaient pris une force d’obsession. Durant les toutes premières années qui suivirent sa mort, j’ai été souvent bien près de croire qu’un lien d’outre-tombe continuait de m’unir à elle. L’excès du regret a de ces illusions auxquelles je n’ai jamais cédé. Où il n’y a plus rien, il faut avoir le courage de se dire : il n’y a plus rien. Mais les médecins les plus matérialistes n’admettent-ils pas cet inexplicable phénomène de la télépathie, de l’impression à distance ? Mettons donc que la crise aiguë de mémoire qui m’a saisi au sortir de la villa Osinine, n’avait pas seulement pour cause la phrase insignifiante de la jeune comtesse et son aversion pour le soir qui tombe, ni le retour du triste anniversaire, mais l’arrivée, dans cet hôtel où je loge, de quelqu’un qu’il me sera impossible désormais de ne pas associer à l’idée de la « pauvre Ante. » Et pourtant !… Nous étions donc, tout à l’heure, mon compagnon préféré d’ici, mon voisin d’étage, Jacques de Brèves, et moi, à fumer dans son salon, en bavar-