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LE FANTÔME.

n’était pas elle que j’avais regardée en elle. Pour la première fois, j’étais brusquement rappelé à cette évidence que je n’aurais jamais dû oublier : cette créature, à propos de laquelle je m’étais livré à ce jeu d’évocation, était une créature vivante et qui avait sa personnalité. Je n’avais voulu voir en elle qu’un portrait près duquel rêver à une chère morte, et c’était un portrait sentant, un portrait souffrant. Une épouvante m’envahit devant ce qui se révélait et que je n’avais pas su reconnaître. Je la dominai, pour répondre de manière à clore un entretien qui n’avait plus rien à m’apprendre, et qui me bouleversait :

— Vous me voyez confondu d’étonnement, mon cher René. Par bonheur, tout cela se passe dans votre imagination, je vous le répète… Ce qui n’est pas de l’imagination, ce sont les propos des gens d’Hyères. Il faut qu’ils cessent… Pour moi, deux choses ressortent de cette conversation : la première, c’est que vous avez agi comme un très galant homme, en voulant qu’il n’y eût pas un nouveau prétexte à racontars, et je vous en estime beaucoup… La seconde, c’est que j’apporterai dorénavant plus de prudence à mes relations avec Mlle  Duvernay.

Il secoua la tête presque impatiemment. Ce garçon, que j’ai connu si léger, si commun aussi de façons et de langage, avait, en ce moment, une expression d’une réelle noblesse, à cause de l’évidente passion dont il était possédé. Le désintéressement de la démarche à laquelle cette passion l’entraînait lui donnait presque une autorité :

— Il n’y a aucune imagination là dedans, dit-il. C’est très, très sérieux. Si vraiment vous ne voulez pas épouser Mlle  Duvernay, quittez Hyères, Malclerc, vous le devez, et il répéta : Vous le devez


Hyères, 3 février.

Vous le devez ! Vous le devez ! Eh oui ! je le dois, et d’une bien autre obligation que celle qu’imagine ce brave garçon, si naïf, si honnête encore dans ce qu’il prend pour de l’expérience. Oui, je dois m’en aller. Car c’est bien vrai qu’Éveline m’aime. Je le sais. Je l’ai vu. Je ne peux pas plus en douter que de ma propre existence. Et la chose folle, la chose terrible, ah ! oserai-je seulement l’écrire ici ?… Et pourquoi non, puisque je n’ai pas voulu cela, puisque ce sentiment est né en moi à mon insu, qu’il a grandi à mon insu, puisque je suis résolu à ne pas y céder ? la chose monstrueuse, c’est que, moi aussi, je l’aime !